Encore un peu à la traine cette semaine, mais on reprend du tonus !
L’histoire de cette semaine est inspiré du véritable village de Darra et des armuriers locaux qui avec les moyens du bords arrivent malgré tout à créer ou réparer des armes. C’est un sujet complexe que ce trafic, et j’ai voulut essayé de prendre un angle qui n’est pas forcement le mien vis à vis d’un tel sujet.
Le village des armuriers libres
Cachée dans le creux des montagnes percées par le fleuve Loe Khwar, se trouve le village de Darra.
A mi-chemin entre Peshawar et Kohat au Pakistan, Darra Adam Khel de son nom complet, est depuis des années un endroit pas comme les autres. C’est en apparence un petit village a peine long d’un demi-kilomètre concentré aux abords du fleuve et traversé par une unique route comme on en trouve pléthore dans la vallée. Mais ce qui fait la particularité de Darra, c’est le commerce auquel le village s’adonne quasi exclusivement.
Car ce village, c’est celui des armuriers libres.
Avec tous les conflits qui embrasaient la région depuis des décennies, la demande d’armes redoublait auprès des populations locales mises en péril par les milices et les troupes régulières. Seulement voilà : personne ne pouvait légalement obtenir d’armes, et encore moins se les payer. Impossible de se procurer un pistolet mitrailleur HK MP5, encore moins la version MP5K avec compensateur à l’avant et grip renforcé. Impossible de se procurer des munitions de calibre .40 S&W, impossible de remplacer une culasse, d’ajuster une mire ou tout simplement d’acheter de quoi nettoyer le canon d’une arme pour en retirer les résidus en tout genre.
Mais heureusement, dans ce petit coin de terre oublié des Dieux et des hommes, il y’avait des artisans dont le savoir-faire permettait à chaque homme de la région d’avoir une arme digne de ce nom. Et parmi eux, il y’avait Khitab.
D’origine Pachtoune, fier membre de la tribu Afridi et du clan Adam Khel, il avait appris dans sa jeunesse le métier de forgeron auprès de son père Hamid, et de son grand-oncle Wazir. Cet apprentissage, dur et exigeant, avait fait de lui une personne assidue, patiente et surtout inventive. Car le travail du métal était tout autant affaire de connaissance que d’audace, et fabriquer des objets à partir de pièce déjà existante était devenue la marotte de Khitab.
Agé de tout juste 20 ans, Khitab reçut de son père la forge familiale ainsi qu’un Choorba, un couteau traditionnel pachtoune signe qu’il était maintenant un homme. C’était maintenant à lui de faire perdurer la tradition familiale et de continuer à faire progresser l’art des armes que le famille se transmettait depuis près d’un siècle…
En effet, c’est en 1897, durant le règne des britanniques, que le commerce d’arme à feu devint l’apanage de Darra : le gouvernement avait accordé au village le droit de produire et vendre à sa guise des armes, en échange d’un droit de passage sécurisé dans la vallée. A l’époque, les armes produites quasiment à même le sol avec de simples étaux et un marteau, étaient de médiocre qualité, et n’auraient pas pu constituer un réel danger pour la souveraineté de la couronne. Elles permirent cependant à Darra de prospérer et de devenir le village des armuriers.
La famille de Khitab, originaires de la région et artisans forgerons depuis des siècles, posèrent les bases de ce qui deviendrait l’une des armureries les plus prospères et réputée de Darra.
Durant le conflit Afghan des années 2000, Khitab fut l’un des principaux fournisseurs des moudjahidines en lutte contre les talibans. Il eut notamment l’insigne honneur de fabriquer une arme pour le commandant Massoud, un AKM russe (souvent confondu par le grand public avec l’AK47) sur lequel il avait rajouté une baïonnette de sa confection.
Que ce soit pour ses copies de fusils d’assaut kalashnikov capable d’endurer le sable du désert, ou bien sa version amélioré du colt Navy 1911 (dont le chargeur était plus compact) Khitab fût rapidement le plus réputé de tous les armuriers de Darra.
Car si fabriquer une copie bon marché était à la portée du premier venu, lui mettait un point d’honneur à ne proposer que des articles de premier choix, améliorant les modèles existant et ce avec une qualité sans commune mesure avec ce qui se trouvait chez les autres armuriers pourtant tous excellents.
Khitab passa des années à trouver comment rendre ses armes plus précise en améliorant sa technique pour rayer les canons, ou bien comment renforcer des métaux en les reforgeant puis en les trempant dans des acides de sa confection. Son atelier était une sorte de laboratoire d’alchimie où sans connaissance académique, mais avec une expérience née de la nécessité, il réinventait ce que des armées d’ingénieurs suréquipés avaient eu un mal de chien à créer dans leurs bureaux.
Au-delà de la pure performance, qui était bien sûr un point crucial, Khitab tenait à ce que ces armes soient aussi de beaux objets. Pour un pachtoune, une arme est un symbole de virilité, la preuve qu’il est un homme capable de protéger les siens, il fallait donc que chaque arme sortie de son atelier soit unique, et digne de son porteur.
C’est ainsi que Khitab devint par la même occasion un graveur accomplit, dessinant sur les crosses de bois ou d’acier des motifs aussi divers que des arabesques, des animaux, ou des lettres. La seule chose que refusait Khitab était d’écrire sur les crosses des verset du coran ou bien le nom du prophète, car il jugeait cela indigne. La parole d’Allah n’était pas une simple décoration, et devait être traité avec respect.
La seule exception que Khitab fit à cette règle fut lorsqu’il fabriqua un revolver à son usage. Il s’était inspiré d’un modèle russe OTS 38 Stechkin à 5 coups calibre 7,62 dont il avait pu avoir quelques pièces lors d’un troc avec des ferrailleurs de l’Ouest, et sur la crosse duquel il grava « Les serviteurs du Tout Miséricordieux sont ceux qui marchent humblement sur terre, qui, lorsque les ignorants s’adressent à eux, disent : «Paix» »
Cela pouvait sembler saugrenu de placer une telle maxime sur une arme de mort, mais c’était justement pour cela que Khitab l’avait fait : c’était un rappel à lui-même que cette arme ne lui donnait ni la puissance d’Allah, ni de droit sur sa création. Il se devait de rester humble, et de remercier le Créateur de lui avoir donner le savoir-faire nécessaire pour se défendre, mais sans jamais prôner autre chose que la paix.
Nombreux étaient ceux qui hors du village, avaient traité Khitab d’hypocrite et de mauvais croyant. « Comment peux-tu te dire un bon musulman toi qui vends des armes de mort ? comment peux-tu ignorer que les gens à qui tu vends tes « œuvres » sont des assassins ? ».
Il aurait pu leur répondre que tenir une arme pour défendre les siens n’était pas un crime, et que c’était à celui qui frappe l’innocent que Allah réservait sa fureur. Il aurait pu leur dire que c’était pour faire vivre sa famille qu’il faisait cela, pour assurer leur subsistance par le travail en restant digne. Il aurait pu leur dire que cela lui permettait d’employer des assistants, de faire vivre Darra encore un peu alors que le village se vidait d’années en années. Il aurait pu leur dire que ce n’était pas à lui de juger ces clients, et que seul Allah en avait le pouvoir…
Mais à ceux-là il ne disait rien.
La foi de Khitab était celle d’un homme qui avait compris sa place dans le monde et qui n’essayait pas de se croire supérieur aux autres. Il savait que s’il avait vécu dans un autre pays, son artisanat aurait servi à de riche client à s’offrir des armes qu’ils ne méritaient pas. Ici au moins, il savait que chaque effort qu’il mettait dans son travail était apprécié à sa juste valeur, que chaque combattant mettait sa vie entre ses mains en lui achetant une arme, car c’était la qualité de celle-ci qui pouvait faire la différence entre la vie et la mort.
Il savait au fond de lui qu’en tant que croyant, ce n’était pas son acte qui importait, mais l’intention qui l’accompagnait qui devait être prise en compte, et ce à chaque instant de sa vie.
***
Ce jour-là, le village se réveilla au bruit d’un cortège de véhicule militaire. C’était une colonne de Humvee blanc marqués du sigle des nations unis qui étaient arrivé de Peshawar par le nord. Ils stationnèrent au beau milieu de la grande route qui coupait le village en deux, et déversèrent un flot de soldat qui prirent position autour du convoi pour en assurer la garde.
Les villageois avaient l’habitude de ce genre de débarquement, car depuis quelques années Darra était devenu un enjeu majeur dans la lutte contre le terrorisme, et recevait souvent ce genre de « visite ».
Un groupe d’officier, reconnaissable à leurs uniformes, quittèrent le reste de la troupe et s’engagèrent dans le village. A tout ceux qu’ils croisaient, ils présentaient la photo d’un homme, demandant dans un arabe littéraire trop académique pour être bien compris par les autochotone s’ils savaient où il se trouvait.
Et cet homme c’était Khitab.
Ils finirent par le trouver dans son atelier en train d’ajuster le percuteur d’un CZ 75 Shadow 2. L’officier en chef se posta à côté de lui, mais Khitab resta concentré sur son minutieux travail, n’accordant ni un mot ni un regard aux hommes des nations unies.
Un des officiers en second s’approcha a son tour et s’adressa à Khitab dans un arabe local bien plus familier a ses oreilles :
« Nous avons fait une longue route pour venir vous voir : pouvons-nous vous demander votre hospitalité ? »
L’officier en second était habile : un bon musulman, d’autant plus s’il était pachtoune, prenait très au sérieux le respect des visiteurs. Khitab, bien qu’irrité par l’arrivé des hommes de l’ONU, ne manqua pas à son devoir d’hôte notamment en les saluant comme il se devait :
« Salam : paix sur vous… prenez places je vous prie »
Il invita les officiers à prendre place sur le grands tapis parsemé d’épais coussins situé dans le coin le plus frais de l’atelier. D’un signe de la main, il donna l’ordre a un de ses employé, un tout jeune garçon de 14 ans qui veillait sur le feu de la forge, d’aller chercher du thé.
Un fois assit, l’officier en second remercia son hôte pour son accueil et son temps, mais attendit que le thé soit servi pour entrer dans le vif du sujet. Ce fut Khitab lui-même plutôt que son employé qui servit chaque verre comme le voulait la tradition.
« Nous ne voulons pas abuser de votre temps mon ami, si nous sommes venus ici c’est pour vous faire une offre…
– Une offre ? s’étonna Khitab, il me semble que vous êtes pourtant largement pourvu en arme… »
Et disant cela, il lança des regards aux armes que portaient les officiers. Pour la plupart, ils portaient un traditionnel Beretta 92X Centurion, chargeur 17 coups et finition noire. Mais à la surprise de Khitab, l’officier en second lui portait un petit Walther P22Q à 10 coups.
« MI6 ? lui demanda Khitab
– Exact ! répondit l’officier en second surpris, Comment avez-vous deviné ça ?
– Il n’y a que des anglais pour se balader avec un simple calibre 22 dans le coin.
– Me recommanderiez-vous autre chose ? insista l’agent du MI6
– Je suppose que vous utilisez du 22 pour ne pas avoir trop de recul… question de confort j’imagine… »
En réalité, Khitab savait très bien que si l’agent du MI6 utilisait du 22, c’était parce qu’il avait besoin d’une arme légère pour tirer vite sur des cibles sans protection particulière. Les 440/ms du 22 était exactement ce qu’il fallait à un assassin…
« essayez un Glock 31 calibre 357 : quasiment la même vitesse mais 3 fois plus de puissance a l’impact… vous aurez plus de recul mais ça n’aura aucune importance car vous n’aurez pas besoin de tirer une seconde fois… »
Faisant fi des insinuations de l’armurier, L’agent du MI6 recentra les débats :
« Notre offre ne concerne pas directement vos « produits », ce que nous voulons c’est plutôt vous offrir à vous et votre famille une opportunité comme on n’en voit qu’une fois dans la vie… »
L’allusion à sa famille fit bouillir Khitab. Depuis de nombreuses années, il avait vu les militaires américains ou russes faire pression sur les locaux et leurs proches pour parvenir à leurs fins. L’agent britannique reprit :
« Que diriez-vous de quitter Darra et de travailler pour un de nos partenaires ? »
Khitab fut stupéfait.
« Comment ça quitter Darra ?
– Pour tout vous dire, répondit l’officier en second, je représente à la fois les intérêts des nations unis, mais aussi ceux d’investisseurs privés. Et croyez-le ou non, mais ces investisseurs ont entendu parler de vos talents, et ils seraient prêt à payer le prix qu’il faut pour vous convaincre de travailler pour eux.
– Je suis honoré que mon travail soit ainsi reconnu mais… pourquoi devrais-je quitter Darra ? »
L’agent du MI6 laissa s’échapper un soupir.
« Khitab… vos créations sont l’un des derniers vestiges qui maintiennes Darra debout. De Karachi jusqu’à Omsk la réputation du village dépend avant tout de vos créations. L’immunité de Darra n’a que trop durée, et nous voulons la faire cesser sans avoir recours à la force… »
Cette fois les choses étaient claire : ce que l’ONU voulait c’était un moyen de faire cesser la fabrication d’arme de contrebande.
« Vous n’appréciez pas que les gens aient de quoi vous répondre, dit Khitab d’un air sérieux, c’est toujours la même chose avec les gens comme vous…
– Nous voulons rétablir la paix ! s’enflamma l’agent du MI6, et pour être honnête vous ne nous aidez pas beaucoup en cela.
– Les gens comme vous parlent beaucoup de paix mais semblent incapable de l’obtenir autrement que par les menaces… »
Khitab se leva et retourna vers son établi.
« J’en ai assez entendu : je vous demande de partir maintenant ! »
L’agent du MI6 fit signe a son supérieur qu’il était inutile d’insister. Tous se levèrent et quittèrent l’atelier sans un mot.
****
Après le départ des hommes de l’ONU, Khitab trouva un message venant de l’agent du MI6 qui précisait son offre : il s’engageait à faire venir toute sa famille au états unis et de verser 25 000 dollars pour chaque personne. De plus Khitab se verrait offrir un poste chez R.Tech, un prestataire du gouvernement américain qui s’était spécialisé dans la recherche et le développement d’armes. L’officier précisa qu’il reviendrait dans 5 jours pour connaitre la réponse à sa proposition.
L’armurier pesta avant de jeter le message dans le feu de la forge et reprit son travail pour chasser cette idée de sa tête : Fondamentalement cette offre était une injure pour un homme comme lui, mais pourtant Khitab ne pouvait s’empêcher d’y réfléchir.
S’il quittait Darra, il savait qu’il n’y reviendrait jamais, et qu’il ne verrait plus jamais ses amis et les membres de sa communauté. Il ne mangerait plus les tikkas et le karahi de Nasir « le fumeur », ni n’entendrait le vent soufflé dans la vallée en amenant avec lui les parfums léger venant de l’Est. Et surtout il abandonnerait la forge, reniant ainsi des années d’effort de ses ancêtres et de sa communauté. Partir c’était tuer Darra et tout son héritage avec l’espoir sans doute dérisoir de le faire revivre ailleurs.
Khitab n’arrivait pas à bien faire son travail tant son esprit était tourmenté, aussi se tourna-t-il vers des taches plus subalternes : vérifier les stocks, ranger l’atelier… mais il avait beau faire, rien ne semblait pouvoir détourner ces pensées de cette proposition. Est-ce que la vie serait meilleure en Amérique ? plus sûre pour sa famille loin des conflits ? est ce que cet argent promis allait leur permettre d’être heureux ?
L’armurier se demanda aussi ce qu’il pourrait faire dans une entreprise, lui qui n’avait jamais mis les pieds dans un immeuble de bureau de sa vie. Est-ce qu’il pourra œuvrer sur de meilleures armes et ce sans aucune contrainte matériel ? Est-ce qu’il pourra transmettre son savoir et le valoriser ? Cette idée semblait incongrue : Khitab comprenait tout juste l’anglais.
Mais pourtant ce rêve était en train de lui dévorer l’esprit. Il se voyait quitter la région, s’installer dans une belle petite maison. Il pourrait se proposer d’offrir des armes à ses voisins et de les aider à les entretenir. Après tout, c’était ce qu’il faisait dans le village, et c’est ce qui lui permettait d’avoir de très bon rapport avec tous. Avoir un homme d’honneur dans son voisinage, qui plus est un pachtoune, fier et honnête, n’était-ce pas rassurant ?
Il voyait ses enfants se rendre à l’école dans des bus jaunes, et recevoir une éducation qui leur permettrait d’avoir une bonne situation. Et surtout ils seraient loin de la guerre, des raids, des bombardements, du risque permanent de voir les combats s’envenimer et déferler sur la vallée.
Les jours qui suivirent, l’armurier décida de se lancer dans un projet bien précis pour pouvoir se concentrer et parvenir ainsi à la bonne décision.
Khitab commença par préparer un alliage de Zamak, composé de zinc, d’aluminium, de magnésium et de cuivre. Le zinc étant réutilisable à 100% sans aucune perte de caractéristique, c’était un élément de choix pour l’armurier qui devait souvent composer avec les maigres ressources qu’il pouvait trouver dans la région.
L’alliage Zamak présentait de nombreux avantage technique, comme une grande résistance à la corrosion et la possibilité de crée des pièces minces. C’était cependant un matériaux qui habituellement était utilisé avec des machines-outils pour réaliser des moulages par injection. Khitab lui se contenterai de son habileté de forgeron et de tout son savoir faire pour reproduire les pièces dont il aurait besoin en se servant de modèle en bois qu’il avait patiemment sculpter au fil des ans. Chaque fois qu’il découvrait une nouvelle arme, il recopiait les proportions de celle-ci sur un modèle en bois. Après quoi il expérimentait des alliages, modifiait les profilages, et testait sans cesse chacune de ses créations.
C’était peut-être ça que voulait les américains en le recrutant : un savoir à mi-chemin entre le savoir académique et une pratique de tous les instants sans aucune limite. C’était quelque chose que l’argent ne pouvait pas vous procurer, et que vous ne pouviez transmettre comme une simple photocopie. Il y’avait dans l’expérience des armes de Khitab quelque chose de l’ordre du sensoriel, du kinesthésique, que lui-même n’aurait pas sût expliquer avec des mots.
Une fois les pièces forgées, khitab attaqua l’assemblage de l’arme. Il ajusta la queue de détente pour qu’elle soit un peu dur au début, sachant qu’après quelques cartouches il y aurait une tension parfaite. Il graissa aussi chaque éléments avec une mixture rudimentaire de sa fabrication qui outre ses propriétés d’entretient dégageait une bonne odeur de cuir.
La nuit allait tombée, mais Khitab voulut tester son arme immédiatement. Il se rendit alors dans une petite cabane hors du village situé à flanc de montagne ou il avait l’habitude de faire des essais. A la lueur d’une lampe torche, il remonta l’arme, glissa le chargeur puis commença à tirer sur des cibles improvisés. Les sensations étaient excellentes : prise en main parfaite, recule confortable, et surtout parfait ajustement de la hausse et du guidon. La glissière était souple, et tous les cliquetis de l’arme « sonnaient » comme ils le devaient. L’artisan fut satisfait de son travail, et s’est apaisé et l’esprit clair qu’il retourna au village d’un pas tranquille.
Le lendemain, Khitab s’occupa de décorer l’arme en laissant libre court à sa créativité. Sans aucun modèle d’aucune sorte, il sculpta sur la crosse des arabesques contournant un lion dessiné en négatif. Ce travail lui avait prit la journée entière, mais il pouvait enfin apprécier sa création. Comme a son habitude avant de la ranger, il dépoussiéra l’arme avec une peau de chamois et la roula dans un tissu léger avant de la déposer dans son coffre.
L’agent du MI6 allait venir le jour suivant, et maintenant Khitab était certains de sa réponse. Pour le reste de la soirée, il rassembla toute sa famille et leur expliqua la situation. Certains diraient qu’il aurait dut les consulter avant de prendre sa décision, mais chez les pachtounes, le chef de famille était seul juge. Tous avaient confiance en son jugement et étaient prêt à abonder dans son sens.
Lorsque le soleil se leva, Khitab était déjà réveillé depuis une heure. Son sommeil avait été agité : il n’était plus troublé par les choix qu’ils devaient envisager, mais par la simple pression que générait la visite de l’agent du MI6.
Ce dernier arriva seul, avec un véhicule banalisé bien moins commode que les puissant Humvee, mais beaucoup plus discret. Il stationna à l’autre bout du village et fit le reste du trajet à pied vers l’atelier de Khitab. Ce dernier le reçu sans cérémonie, mais avec bien plus de quiétude que la fois précédente : sans tous les officiers, l’armurier savait qu’il n’y aurait ni faux semblant ni sous-entendu.
Une fois installé sur le grand tapis et le thé servi par Khitab, les deux hommes restèrent un bref instant à s’observer, cherchant dans le regard de l’autre un quelconque indice.
Ce fut Khitab qui engagea la conversation :
« Avant de vous donner ma réponse, j’aurais quelques question à vous poser…
– C’est bien normal, je vous écoute ?
– Vous êtes un agent britannique, mais vous négociez pour une compagnie américaine. Vous n’avez aucune raison d’être autant impliqué… certes vous parlez très bien l’arabe mais… ça ne justifie pas votre présence selon moi.
– Et que pensez-vous ? demanda l’homme du MI6
– Je pense que vous êtes ici par choix. Je crois même que c’est vous qui avez donné cette idée aux américains. Mais voilà cinq jour que vos motivations m’échappent et que cela m’empêche d’être serein. Notre accord ne saurait souffrir de ce genre de zone d’ombre… »
L’officier avalé une gorgé de thé et répondit lentement comme pour mieux chercher ses mots :
« La guerre est une chose horrible mon ami… mais il y’a plus horrible encore. Lorsque les bombes s’arrêtent, lorsques les chars sont démobilisé et que l’on commence à retirer les mines du champ de bataille, il reste l’enfer promis aux survivants. Ils deviennent les proies des plus forts, des plus ambitieux. Avec un peu de chance, ils tombent sous la coupe d’un leader qui veut bâtir une nation et qui apportera un peu d’ordre… Mais pour la majorité, ils sont voué à mener une existence misérable et sans espoir… »
L’officier reprit une gorgé de thé.
« Vos armes nous obligent à faire preuve de force, et finalement c’est nous qui devenons des oppresseurs. Nous pouvons instaurer toutes les démocraties que nous voulons, nous savons que dès que nous aurons le dos tourné cela reprendra de plus belle ! Nous en venons à craindre les enfants, parce qu’ils pourraient être des rebelles cherchant à commettre un attentat. Et au final nous tuons ceux que nous étions venu sauver… »
Khitab grimaça :
« Plutôt que vos armadas et vos milliers de soldats, pourquoi ne pas nous envoyer de l’aide pour bâtir des infrastructures ? Avec le prix d’un seul missile balistique, vous pourriez installer l’irrigation de toute la vallée et des alentours ! Votre paix ne vaut rien parce que vous la batissez par la force. Les gens d’ici n’ont jamais fait appel à vos armées, parce que notre peuple se défend seul ! La situation à empirer parce que vous, les russes, et maintenant les chinois, vous amenez sur le champ de bataille des armes de plus en plus puissante et quantité de plus en plus astronomique ! Comment croyez vous que Darra fabrique autant d’arme ?
– Justement ! si vous arrêtiez de recycler ces armes pour les retourner contre nous…
– Je les retournes contre ceux qui menacent les miens ! coupa Khitab
– LES MIENS NE MENACAIENT PERSONNE ET POURTANT ILS ONT ETE MASSACRÉS ! »
L’agent du MI6 baissa les yeux en soupirant afin de retrouver son calme. L’armurier lui venait enfin de comprendre qui était vraiment l’officier.
« Tu es un Tadjik pas vrai ? demanda Khitab, toi et les tiens avez été attaqué par les talibans…
– En 94, quand ils ont attaqué Kandahar, j’ai pu fuir avec ma mère jusqu’en Angleterre, mais le reste de ma famille…
– Je comprends mon frère…
– NON ! Ne me dis surtout pas que tu me comprends !
– Si mon frère, parce que toutes ces guerres ont obligé les miens à combattre contre ces chiens. Nous avons le même ennemi…
– Ils sont pourtant de ton sang !
– Et je les maudits pour cela… mais être un pachtoune ne fait pas de moi l’un des leurs. Mes armes les ont sans doute plus frappé que n’importe quel fusil américain… »
Le rappel de son passé avait violement bousculé l’officier. Mais il se devait a sa mission :
« Je me suis juré qu’un jour je ferais taire les balles, et ce même si je devais pactiser avec le diable en personne. En t’envoyant auprès des américains, je libèrerai le pays de cette violence sous jacente…
– je sens que tu es sincère mon frère mais… tu es aussi terriblement naïf. Comment peux-tu croire que le destin d’un seul homme puisse tout changer ? quand bien même Darra disparaitrait, il y’a trop peu d’amour dans ce monde pour que cela suffise à y instaurer la paix. Ton combat est futile…
– Dois je comprendre que tu refuses ?
– C’est exact… si mon savoir faire est reproduit par des machines et vendu en masses dans un pays aussi fou que l’amérique, que crois tu qu’il va se passer ?
– Ca n’est pas la même cho…
– C’est exactement la même chose mon frère. La violence fait parti de ce monde, et elle est là pour nous apprendre ce qui est vraiment important : ce qui nous fait peur, ce que l’on doit protéger, et ce qu’on doit tout bonnement mépriser. Quand je vends une arme, je le fais droit dans les yeux, et l’homme qui la reçoit se doit d’assumer ce pouvoir qui lui est donnée.
– C’est trop facile de rejeter la faute sur tes clients !
– Mais que font tes américains ? sur qui jetent-ils la faute en permanence ? »
L’agent du MI6 eut une révélation :
« a nous… dit-il d’une voix blanche.
– Exactement : Ouzbek, Tadjiks, Hazaras et Pachtounes… pour eux nous ne sommes que des sauvages, des fous de dieu. Mais ce sont leurs guerres qui nous empoisonnent depuis des années. Je ne prétends pas avoir de solution mon frère, mais je suis convaincu au fond de mon cœur que non seulement je ne réglerai rien en partant, mais qu’en plus j’y perdrai mon âme et mon héritage. »
Khitab se releva et ouvrit le coffre dont il retira une étoffe qu’il présentât à l’officier :
« Je sais ce n’est pas ce que tu désirais mon frère, permet moi au moins de t’offrir ma protection… et mon amitié »
L’agent du MI6 déroula l’etoffe et découvrit l’arme construite par Khitab.
« Un Glock 31 calibre 357, commenta l’officier, c’est une pièce magnifique
– Lorsque j’ai fabriqué cette arme, je me suis promis de te l’offrir si j’acceptais ton offre… ou bien de l’utiliser contre toi si tu décidais de m’éliminer en cas de refus.
– Mais alors ?
– Je ne veux ni partir ni te tuer… cela me semble un bon compromis de te l’offrir.
– Qu’est ce qui te dis que je ne vais pas m’en servir pour te tuer et mettre un terme à Darra ?
– Parce que nous avons but le thé ensemble, que tu m’as raconté ton histoire, d’homme à homme. Je pense être bon juge de la condition humaine, et tu n’es pas un lache ou un traitre. Tu fais ce qu’il faut pour tes convictions.
– Et si tu avais tort ?
– Dans ce monde, mal juger un homme est une erreur qu’un armurier ne peut s’offrir, je suis donc prêt à assumer si je me trompe… »
L’agent du MI6 prit l’arme en main, la soupesa, puis vif comme l’éclair, retira la sécurité et engagea une balle dans le canon avant de pointer l’arme vers Khitab.
Ce dernier resta impassible et reprit place au milieu des coussins puis se resservit une rasade de thé. Il observa l’officier du coin de l’œil, la main légèrement tremblante, mais le regard déterminé.
« Je sais que je commets le plus terrible des crimes en retournant ce cadeau contre toi… mais je suis prêt a ce sacrifice si cela peut ramener la paix !
– Tu surestime toujours la valeur de mon existence mon ami. Et tu sous-estime ce qu’il faut vraiment faire comme sacrifice pour obtenir quelque chose qui en vaille la peine. Je lis dans ton regard, tu voudrais que je sorte mon arme pour que tu puisse tirer sans état d’ame, pour te rassurer et te dire que tu as simplement défendu ta vie. Mais ce n’est pas si simple mon frère…
– Arrête de m’appeler comme ça !
– Oui c’est vrai : si tu es mon frère, cela sera beaucoup plus dur de faire feu. Alors dis moi ton nom que je cesse de titiller ta conscience…
– Je m’appelle Farrukh… répondit l’agent du MI6 dans un souffle »
Pointant toujours son arme vers Khitab, Farrukh chercha en lui le courage de faire feu. Mais chaque fois qu’il cumulait assez de colère en lui, chaque fois que le souvenir de sa famille lui donnait assez de fureur pour tirer, le regard calme et serein de l’armurier le destabilisait.
« On peut facilement tuer un homme dans le feu du combat, dit Khitab comme s’il réfléchissait tout haut, mais je me demande ce qui se passe dans ton cœur lorsque tu assassine froidement quelqu’un.
– Arrête !
– Ou sinon quoi ? tu vas me tuer ? Un homme doit assumer ces actes : toi tu dois assumer ton projet, et moi je dois assumer mon choix… »
Farrukh senti ses entrailles se déchirer et ses nerfs se consumer.
« La chose la plus difficile à faire avec une arme, reprit Khitab, c’est de ne pas croire en son pouvoir. Il usurpe le pouvoir d’Allah et fait de toi un blasphémateur. Ce n’est qu’un objet qui te sert, et qui ne devrait jamais façonner qui tu es. Et de la même façon, les armes de Darra ne changeront jamais le destin de notre pays. »
Farrukh senti ses nerfs craqué tandis qu’il se mit a sangloter. Et bien qu’il gardât l’arme en main, il posa le bout du canon contre le sol en signe d’apaisement. Il finit par lâcher l’arme sur l’épais tapis, puis la poussa des deux mains vers Khitab s’inclinant ainsi en signe de respect.
L’armurier prit l’arme, retira le chargeur et désengagea la balle du canon avant de la redonner à Farrukh.
« Tu as su choisir la paix plutôt que la violence. Tu en es digne… dit Khitab.
– Merci mon frère… » conclu l’agent du MI6.
****
Farrukh reparti vers Peshawar sans dire un mot de plus.
Ce que Khitab ne lui avait pas dit, c’était que Darra était mourante. Les jeunes préféraient tenter leurs chances dans les grandes villes, et aspiraient à d’autres métiers que fabriquant d’armes. Et c’était peut-être ça l’espoir que l’agent britannique cherchait.
Pour l’armurier, c’était trop tard pour changer de vie à ce point. Il resterait le dernier de sa ligné à faire valoir l’honneur de Darra. Mais même si la forge disparaissait, la légende du village des armuriers perdurerait longtemps après lui. Et tant que lui serait de ce monde, alors il y’aurait encore un peu de l’âme des armuriers libres dans ce monde d’oppression.
« inch Allah, se dit Khitab à lui-même, inch Allah… »