Si vous êtes victime ou témoin de violence dans votre voisinage, contactez le 39 19 : ce numéro vous aidera à trouver une écoute afin de ne pas rester seul face à cette situation. Il est gratuit et anonyme.
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Derrière le mur
La résidence était splendide : nouvellement bâtie dans un quartier pavillonnaire à deux pas du centre-ville, elle offrait des appartements modernes dotés de nombreux aménagements. On trouvait tout ce qu’il fallait autour : une petite épicerie ouverte jusqu’à pas d’heure, un bureau de poste, un tabac, et même une supérette de quartier pour faire le gros de ses courses. Il y’avait au bout de la rue une école primaire, et pas beaucoup plus loin un arrêt de bus qui desservait le collège, le centre médicale et même une grande rue piétonne avec des restaurants en tout genre qui se terminait par un cinéma.
Ça n’avait pas été simple d’obtenir le prêt de la banque, mais j’étais enfin dans les murs. « Proprio », ça sonnait bien, mais la réalité était que pendant les 25 prochaines années je serai débiteur d’un organisme de crédit avant de vraiment pouvoir me prétendre chez moi. Mais qu’importe : aujourd’hui je suis là, dans mes presque 60m² pour l’instant vides, à m’imaginer comment sera ma vie ici.
Il me fallut moins d’un mois pour aménager l’appartement. Les week end s’enchaînaient au rythme des coups de peinture, aidé par les potes qui avait un peu de temps. Le résultat valait vraiment la peine, et mon petit nid était enfin « à ma sauce ». Les murs, peints d’un jaune soleil vif, étaient décorés avec des cadres noirs dans lesquels j’avais enchâssé des pochettes de vieux vinyles : style vintage garantie !
Pour les meubles, j’avais principalement repris ceux de mon ancienne chambre histoire de limiter les frais. Parce que c’est bien joli d’acheter un appartement, encore faut-il avoir les moyens de s’acheter un lit digne de ce nom pour mettre dedans. Il me fallut environ 6 mois pour que tout soit en place : salon, cuisine, chambre, salle de bain… ça y’est : c’était une vraie maison, un vrai chez moi.
Pendant tout ce temps, l’appartement d’à côté était resté inoccupé. Il avait été acheté par un investisseur qui voulait le faire aménager pour le louer ensuite tout meublé. Plutôt malin quand on sait combien s’est difficile de se loger de nos jours.
Je n’avais donc pour voisin que le bruit des ouvriers qui venaient la journée pour tout installer de l’autre côté du mur.
***
Cela faisait presque un an que j’étais installé quand des voisins arrivèrent. C’était une jeune couple d’asiatiques, poli et serviable, mais pas très causant. Je les croisais parfois au détour du hall d’entrée lorsque je passais prendre mon courrier. C’était « bonjour » « bonsoir » et point barre.
Ils restèrent environ un an avant de partir pour un logement plus grand, vraisemblablement parce que madame attendait un heureux événement.
Je n’ai jamais vraiment su le jour où ils étaient partis.
A peu près un mois plus tard, un nouveau couple s’installa à côté. Lui avait environ 25 ans, tandis qu’elle semblait n’en avoir même pas 20. Bien plus chaleureux que leurs prédécesseurs, ils vinrent se présenter à ma porte avec une bonne bouteille en cadeau histoire de faire connaissance.
Le courant passa bien entre nous : lui travaillait comme livreur dans la région pour une petite boite, tandis qu’elle poursuivait un stage en secrétariat dans une agence d’intérim. Un p’tit couple comme tant d’autre, avec des rêves, des espoirs… un couple tout mignon qui donnait le sourire quand on les croisait.
Leurs rythmes très différents du mien faisait que finalement on se croisait peu, mais toutes les occasions étaient bonnes pour se laisser un mot dans la boite aux lettres : on se souhaitait la bonne année, on prévenait qu’on allait faire du bruit parce qu’on organisait une soirée avec des amis… bref que du très banal et du très cordiale.
Mon p’tit couple, je le voyais vivre à travers mon mur… ou plutôt devrais-je dire : je l’entendais. Je n’espionnais pas chez eux, mais le mur de ma chambre était mitoyen à celui de leur salon. Du coup, lorsqu’étendu dans le silence je cherchais le sommeil, c’était relativement simple de les entendre même sans chercher à le faire.
Leur présence était rassurante. Moi qui vivait seul, souvent en voyage, j’aimais entendre ces voix familières qui venait de l’autre côté. Que ça soit les conversations triviales sur le film qu’ils regardaient ou bien les questions plus épineuses sur la prochaine destination pour les vacances, cela m’offrait par procuration la chaleur d’un foyer.
Malheureusement pour mon p’tit couple, il perdit son job suite à la faillite de l’entreprise. Il passait donc plus de temps à la maison, mais il ne lui fallut pas longtemps pour perdre la motivation des premiers jours : fini les recherches d’emplois matinales et les appels pour des rendez-vous, maintenant c’était console de jeu jusqu’à 2h du matin et grasse matinée permanente.
Elle essayait autant que possible de le motiver, mais autre chose le bouffait : il ne supportait pas l’idée de vivre aux crochets de sa copine.
Le croisant un matin dans le hall, première fois qu’on se voyait depuis son licenciement, je fis mine de prendre de ses nouvelles :
« Alors comment ça va le boulot en ce moment ?
– Bah… pas terrible, je penses que je vais me barrer et trouver mieux »
Je supposais qu’il me mentait par gêne et je ne voulais pas insister. Ce n’était pas mes affaires après tout. Je lui répondis en allant dans le sens de son mensonge comme si de rien n’était :
« Vous avez raison : il faut avoir de l’ambition ! Je suis sûr que vous allez trouver quelque chose : vous êtes bosseur ! »
Mais pourquoi je lui disais ça ? J’avais pu constater que non, il n’était pas bosseur pour un sou. Ça faisait des semaines qu’il ne relançait même plus les entreprises avec ses CV. Mais bon, ça n’était pas mes affaires…
***
Ça faisait 6 mois qu’il était au chômage, et que la situation de mon p’tit couple s’était dégradée. Elle était fatiguée de devoir porter leur ménage à elle seule. Lui de son côté devenait amère et aigri. Même s’il ne le disait jamais, il regrettait leur train de vie d’avant. Il voulait sortir, faire la fête, voir ses potes…
Elle restait de plus en plus souvent seule dans l’appartement, à l’appeler au téléphone pour savoir quand il rentrerait et se voir finalement répondre qu’il dormirait chez un ami qu’elle ne connaissait pas.
Je l’entendais parler à sa meilleure amie, et lui raconter son mal être. Elle pensait qu’il la trompait, et que c’était à cause de leurs problèmes d’argent. De mon côté du mur, je n’arrivais pas à m’imaginer ce que c’était. J’avais la chance de bosser comme consultant à mon compte, métier qui m’assurait un train de vie tout ce qu’il y’a de plus confortable.
Mais qu’est-ce que je ferais moi qui suis seul si un jour la roue tourne ?
J’enviais une fois de plus mon p’tit couple : ils pouvaient au moins compter l’un sur l’autre… même si pour l’instant lui était un peu sur la touche.
***
Les mois qui suivirent, je les avait passé à travailler quasi systématiquement à la maison (encore un privilège de mon job) afin de pouvoir suivre ce qui se passait à côté. Un soir, alors qu’elle s’apprêtait a passer de nouveau une soirée en solitaire, il rentra triomphant à la maison :
« Chérie ! Assoies toi j’ai une super nouvelle à t’annoncer : j’ai trouvé un job !
– Quoi c’est vrai ? Mais c’est quoi ?
– C’est pour mon pote qui tiens le garage après la nationale… enfin t’occupes, toujours est-il qu’il m’a engagé pas plus tard que tout à l’heure !
– C’est génial chérie ! Mais tu feras quoi là-bas ?
– bah je bosserai là-bas !
– mais je veux dire… tu n’es pas mécano : du coup ça serait pour faire quoi ?
– Faut accueillir les clients, répondre au téléphone, des conneries comme ça quoi !
– Oh…
– T’es déçue hein ? C’est pas assez bien pour toi c’est ça ?
– Mais non voyons
– Hey je fais ce que je peux ok ? Putain… je pensais que t’allais être contente et t’es déjà en train de me prendre la tête sérieux !
– Mais je suis contente ! C’est juste que je me fais du souci pour toi : je veux pas que tu fasses un job qui te déplaît juste pour l’argent…
– Bah là t’inquiète pas : du fric on va en avoir…
– Pourquoi tu dis ça ?
– Aller t’en fais pas chérie. On se fait un p’tit resto pour fêter ça ?
– Euh… D’accord
– On va où tu veux : ce soir c’est moi qui invite »
De mon côté du mur, j’étais heureux de ce que je venais d’entendre : s’il reprenait le travail, il retrouverait à coup sûr son dynamisme. C’était donc une excellente nouvelle.
Les jours qui suivirent, je cherchais les occasions de les recroiser pour le féliciter de son nouveau job. Il partait cependant très tôt le matin, et je ne voulais pas non plus exagérer, déjà que je trouvais mon attitude un petit peu limite. Sauf que rapidement je réalisais que chaque jour, une demi-heure après qu’elle parte travailler, il revenait à la maison pour reprendre ses habitudes : télé, console de jeu…
***
L’époque des fêtes battait son plein, et il vint un soir frapper à ma porte :
« Hey salut voisin : joyeux noël ! »
Il me tendit un paquet joliment emballé dans un papier vert et rouge avec un motif représentant des lutins en train d’aider le père noël à remplir son traîneau. C’était un de ses coffrets traiteur de luxe, avec une bouteille de Chassagne-Montrachet et des terrines de foie gras dans des bocaux en verre, qui se vendaient comme des petits pains à cette époque de l’année.
« C’est pour la fois ou on vous nous aviez dépanné… »
La fois en question datait de l’époque où il venait juste de perdre son travail : il craignait de finir dans le rouge et était venu me voir pour m’emprunter 200 euros. Je savais par mes écoutes intempestives qu’ils étaient vraiment dans l’embarras, et cet argent les aida à surmonter ce moment difficile. Ils m’avaient remboursé intégralement la somme moins de 3 mois après que je leur ai donnée, et j’avais du coup oublié cette histoire.
« Merci… fallait pas voyons !
– Si, j’insiste : on se connait pas vraiment, mais malgré tout vous nous avez gentiment aidé. Ça nous a beaucoup touché et ça nous semblait normal en cette époque de l’année de vous montrer notre gratitude. Pour nous vous êtes plus qu’un simple voisin »
Je me sentais très mal à l’aise. D’un côté j’avais un grand attachement pour mon p’tit couple, et devenir ami avec eux était une idée séduisante. Mais je m’étais immiscé trop loin dans leur vie pour que ça soit possible. Comment pouvoir passer la soirée avec eux alors que je connais certains de leurs secrets ? Comment être détendu et serein alors que je sais qu’il ment à sa chère et tendre sur ses activités ? Comment feindre l’ignorance devant un couple qui se fissure de plus en plus à mesure que le temps passe ?
Je le remerciai d’une poignée de main, et lui promis de les inviter pour partager tout ça avec eux.
Bien sûr je mentais, je n’avais aucune intention de le faire. Maintenant je devais me rendre à l’évidence : mon petit jeu était allé trop loin, et il allait falloir que j’arrête de me mêler de leur vie privé. D’ici quelques temps qui sait, la situation sera peut-être plus facile, mais cela devait cesser pour l’instant. Ce soir-là, pour ne rien entendre, je pris la décision de dormir sur le canapé du salon.
Le silence fut insupportable et anxiogène. J’étais devenu véritablement accroc à ce bruit de fond qu’était leur vie. Mais je devais passer outre. Sauf que mes bonnes résolutions ne survécurent pas plus d’une journée, et dès le lendemain soir, je m’installais sur le petit bureau de ma chambre pour une fois de plus jouer les voyeurs.
De toute évidence, moi aussi j’avais un problème…
***
L’hiver était sur le point de s’achever, et le retour des beaux jours allait signifier une baisse significative d’activité coté boulot. Comme chaque année, jusqu’a à la mi-Mai, j’aurais moitié moins de travail, ce qui m’offrait une bonne raison de prendre un congé et de partir quelques temps.
Je pris donc 2 semaines de vacances sur la cote, dans un hôtel juste en face de la mer pour profiter de la vue et me régaler du bruit des vagues. Le temps était splendide et je pouvais profiter du calme des lieux qui n’étaient pas encore prit d’assauts par les touristes. Je faisais de longues balades entre le port et la vieille ville, faisant le plus souvent une halte à un café pour prendre un verre et laisser aller mes pensées. La nuit, je restais sur le balconnet de ma chambre pour profiter de l’air frais et du bruit des vagues tout en étant branché sur mon ordinateur portable.
La réalité c’était que je fuyais le sommeil, de peur de réaliser que le silence autour de moi me rappelle encore que j’étais seul.
A mon retour, mon premier réflexe fût de vider ma valise dans ma chambre tout en scrutant les bruits de l’autre côté du mur.
Mais rien : silence total.
Il était tôt, je ne m’inquiétais donc pas outre mesure, et retournais à mes occupations. Le soir venu, sous les draps, respirant doucement, j’écoutais, à la recherche de ses voix familières qui m’avaient tant manquées.
« …bon tu vas m’écouter maintenant merde !
– arrête de crier comme ça maintenant tu…
– Je cris ? JE CRIS ? TU VEUX QUE JE CRIS VRAIMENT ? HEIN ? »
« Bon sang qu’est ce qui se passe ? » me suis je dis. C’était la première fois que je l’entendais lever comme ça la voix. Intrigué, je me concentrais pour aiguiser mon écoute.
« Tu vas juste bien fermer ta gueule okey ?! Tu dois me respecter ! Putain quand je pense que moi tranquille je me suis dit ça va elle est sérieuse mais en fait t’es qu’une salope ! Mais tu veux que je te dise c’est terminé ça ! C’est la dernière fois que tu me fais ce plan !
– Je te jure je voulais pas te…
– TA GUEULE ! PUTAIN MAIS TA GUEULE ! Je veux pas t’entendre t’as pas compris ça ? Tes excuses à la con je m’en branle ! T’as cru que j’étais un pigeon ou quoi ? »
J’entends un gros « blam », comme si on avait renversé quelque chose de lourd par terre, suivi d’un cri. C’est elle, et elle est terrifiée
« Calme toi je t’en supplie tu me fais peur…
– Quoi ? T’as peur ? Parce qu’en plus tu sous-entend que je suis un taré et que je vais te frapper ? Hein ? Genre t’as cru que j’étais comme ton connard de père ? Moi j’suis un vrai mec tu vois ! Et si je veux cogner sur un truc pour me calmer t’as rien à me dire d’accord !
– D’accord… d’accord… »
Mais qu’est ce qui se passe ?
***
Depuis plusieurs jours, les disputes se reproduisent de plus en plus souvent. Chaque fois c’est pareil : elle rentre, lui dit quelque chose qui le met en rogne, et la machine s’emballe. Il prend la mouche pour un rien, semble à fleur de peau sur tout…
Elle finit par ne plus prendre de risque et se contente du strict minimum lorsqu’elle lui parle. Et même comme ça, il arrive quand même à s’emporter. L’autre soir, ils se sont disputés parce qu’elle avait répondu au téléphone à un de ses amis. Il a l’air d’être devenu complètement paranoïaque et l’accuse même de flirter avec moi tout ça parce qu’elle m’a salué dans le hall.
Je dors de moins en moins bien, tellement je me crispe en attendant la prochaine explosion, et dans la journée les bruits me font sursauter. Je me sens mal, comme si cette crise c’était moi qui la vivait.
Maintenant il hurle sur elle en permanence, et je me demande si je ne devrais pas réagir. Mais au bout du compte, ce ne sont pas mes affaires hein ?
Hein ?
***
Il devait être une ou deux heures du matin…
Ils sont en train de regarder un film, et je l’entends Elle :
« Arrête…
– Bah quoi…
– J’ai pas envie
– Oh aller, fait pas ta timide
– Non arrête… »
La suite est confuse, mais je comprends qu’il l’embrasse de force. Ce n’est ensuite qu’un enchaînement de gémissements et de plaintes. J’entends le grincement du sofa, le claquement sordide des corps qui s’entrechoquent. Ça n’a rien d’excitant, c’est même tout le contraire. Il se met à l’insulter, comme dans un mauvais film porno et lui ordonne de… enfin bref, vous n’avez pas besoin de l’entendre en détail.
Je l’entends ensuite, elle, qui s’en va. Je la reconnais à son pas léger. J’entends ensuite l’eau de la salle de bain qui coule. Elle reste presque une demi-heure sous la douche.
J’ai du mal à comprendre qu’un couple puisse fonctionner comme ça. Mais une fois encore, ce n’est pas mon affaire.
Alors pourquoi je ne peux plus dormir ?
***
Quelques jours après cette histoire, je la recroise dans le hall. Son regard est vide, et ses yeux sont marqués de fatigue. Elle n’ose pas me parler, sans doute de peur que ça fasse des histoires. A moins que ça ne soit moi qui ai peur qu’il arrive et que nous voyant en train de parler il pète un câble.
La journée je m’abruti de travail, et c’est presque la boule au ventre que je rentre à la maison. Je dors de moins en moins souvent dans ma chambre. Pour me rassurer, je me trouve d’excellent prétexte : je m’endors devant des films, ou je reste debout pour « travailler sans stress » en pleine nuit. La vérité bien sûr est que je ne veux plus entendre ça.
Et puis un soir j’entends malgré tout un bruit que je craignais depuis qu’il avait commencé à lever la voix. Je ne veux pas admettre, je me convaincs que je me suis trompé, et je mets mon casque pour « être plus immergé dans le film ». Sauf que ma tête sait ce que j’ai entendu, et je ne pourrait plus jamais être immergé dans le film.
Le lendemain lorsque je la croise, elle laisse ses cheveux tomber sur son visage. Malgré tout je ne peux m’empêcher de remarquer l’énorme trace bleue foncée qu’elle a au bord de la tempe droite…
Je voudrais lui parler, lui demander si ça va. Mais je ne suis pas censé savoir tout ça, je ne suis pas censé lui dire que j’ai remarqué le bleu. Ce ne sont pas mes histoires. Et puis si en faisant ça je lui causais des problèmes ? Je risque d’empirer la situation, il vaut mieux que je reste dans mon coin. Je me dis que je n’ai qu’à attendre : si elle a besoin, elle viendra me voir non ? Après tout on se croise souvent, et elle se doute bien que je l’aiderai volontiers non ?
Non ?
***
Ces derniers jours ont été plutôt calme. Je les ai de nouveaux entendu rire ensemble et se « câliner » sans cris ni pleurs. Je me rends compte que j’ai été stupide de me monter la tête comme ça. Voilà ce qui arrive quand on se mêle des affaires des autres !
Je me sens presque de les inviter pour dîner un soir, mais je préfère éviter ce piège. Je risquerai de vendre la mèche et je ne veux pas gâcher la bonne humeur ambiante. Je suis content de les avoir retrouvé comme avant, de pouvoir m’endormir en les écoutants parler de ce qu’ils feront cet été et de leurs projets d’avenir.
Je le recroise devant la boite aux lettres. Nous échangeons des banalités, des « trucs de mecs ». Il est souriant, calme, et tout bonnement heureux. Son téléphone sonne, il me fait signe qu’il doit partir et sort en vitesse de la résidence. Je l’observe du coin de l’œil tandis qu’il remonte la rue. Il monte dans une voiture conduite par une jolie brunette qu’il embrasse aussitôt…
Là encore, je me dis que ce ne sont pas mes affaires, et je décide une fois encore de faire profil bas. Je vais peut-être finir par comprendre que me mêler de la vie des autres est inconvenant…
***
4 semaines après que je l’ai surpris avec cette autre femme, c’est finalement elle qui découvre la vérité. Elle lui hurle dessus lorsqu’il rentre, dans un mélange de rage et de larmes. Lui n’a aucun mot de compassion pour elle, et lui répond qu’elle l’a bien cherché et qu’il sait qu’elle aussi l’a trompé.
Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai peur qu’il pense à moi.
Les mots fusent des deux côtés, violents et sordides, mais rapidement je comprends qu’il se passe autre chose. Bruit de pas, bruit de meubles percutés et de corps chahutés. J’entends qu’elle crie, qu’elle lui demande d’arrêter, qu’il lui fait mal.
Seul dans le salon, je plaque mes mains sur mes oreilles pour que ça s’arrête. Mais rien n’y fait, ça semble interminable. Je sens une boule d’angoisse en train de m’étouffer. Je ne peux plus penser à rien d’autre, j’essaye de faire comme si de rien n’était mais c’est impossible. Elle est juste là à moins d’une dizaine de mètre, juste de l’autre côté du mur, et elle pleure, elle gémit, et lui la frappe comme un sourd.
On se dit tous que dans ce genre de situation, on agirait sans trembler, on se dit qu’on irait frapper à la porte, ou au moins qu’on appellerait les flics. Et bien tout ça c’est des conneries, parce que quand ça arrive, on est perdu et on ne sait pas quoi faire.
Je suis pris entre l’urgence de la situation et une peur inexplicable. Est-ce que c’est lui qui me fait peur ? Je fais une tête de plus que lui, et j’ai dix ans de plus… mais c’est autre chose. J’essaye de réfléchir, mais le bruit me rend fou. Cela fini par me galvaniser : je sors de l’appartement et franchis les 5 mètres entre nos deux portes. Je suis face à la leur, numéro 21, j’arme mon poing, prend mon souffle et frappe 3 fois à la porte.
Et soudain le silence.
Je suis fébrile, comme si mon cœur allait exploser. Je ne m’en rends pas compte sur l’instant, mais je sais que je tremble. Il n’y a ni bruit, ni mouvement. Personne ne vient m’ouvrir. Je reste comme ça 5 ou 10 minutes, planté devant la porte. Je me demande s’il me regarde à travers le judas ou bien si simplement ce soudain tambourinement à la porte l’a stoppé.
Je finis par rentrer chez moi, au bord de l’effondrement. J’ai la sensation d’avoir exulté tout mon stress en seulement 3 coups sur cette foutue porte. Mais assis sur mon canapé, les mains frissonnantes, je me mets à sangloter sans trop savoir pourquoi.
***
Le lendemain, je cherchais comment faire cesser tout ça. Il y’avait des numéros spéciaux, mais qu’est-ce que j’allais leur dire ? « Allo, j’espionne mes voisins et du coup je me rend compte que le mari bat sa femme » ?
Même chose pour les flics, j’avais trop honte et peur pour leur dire quoi que ce soit. En me renseignant, j’avais découvert que la plupart du temps ce genre d’accusation ne menait pas loin : même un flagrant délit n’était pas l’assurance que le coupable soit puni puisque sans plainte du conjoint, c’était tout au plus du tapage nocturne.
Il était souvent mentionné que dans ce genre de cas, le conjoint victime avait même tendance à défendre son bourreau dans une variante du syndrome de Stockholm.
Je me retrouvais donc à noter des numéros de téléphone d’association, me jurant de les appeler, ce que je ne fis jamais. Entamer des démarches me rassurait, mais cet effet fût bref, car chaque nouvelle scène de ménage me rappelait mon inertie et mon immobilisme.
Sur le trajet qui me menait à la gare, je passais souvent devant le commissariat du quartier. Peut-être pourrais-je y aller ? Je m’inventais toute une histoire, sur ce que j’allais dire pour, l’air de rien conduire les flics sur la bonne piste. Bien sûr ! Je n’avais qu’à me plaindre de tapage, et lorsqu’ils viendraient, ils constateraient les faits !
Idées absurdes hein ?
Je n’ai jamais franchi la porte des flics, pas plus que je n’ai appelé un des numéros d’aide. Je n’ai pas porté plainte pour tapage nocturne, je n’ai rien signalé.
Et puis un soir…
***
Ce soir-là, fébrile comme je l’étais depuis maintenant des mois, je guettais son retour avec l’espoir que ce soir serait un de ses jours tranquille où tout va bien. Malheureusement ça ne serait pas le cas.
Cette fois pas de round d’échauffement, Il s’en prit immédiatement à elle à cause d’un coup de téléphone qu’elle aurait passé à son travail :
« Tu sais quoi j’en ai trop marre de toi ! Tu me gaves…
– Ce soir c’est toi qui va fermer ta gueule connard ! »
Il cessa immédiatement de parler
« Tu crois que j’avais pas vu que tu rentrais en douce ? Tu crois que j’avais pas compris que ton histoire de boulot c’est du vent ? Hein ?
– Chérie calme toi » dit-il paniqué
– J’ai fait comme si de rien n’était parce que je pensais que tu serais heureux comme ça…
– Lâche ça ! »
Lâche quoi ?
« Cet après-midi j’ai vu le docteur : bah tu sais quoi ? Si j’avais autant mal au ventre, c’est parce que j’ai fait une fausse couche ! J’ETAIS ENCEINTE SALOPARD ET T’AS TUE NOTRE ENFANT ! »
BANG !
***
Sur le pas de la porte, je réponds au policier dans un état second. Je ne sais pas s’il remarque mes yeux rougis, et en fait je m’en moque. Un agent la fait sortir, les menottes aux poignets. Je croise son regard et c’est comme si moi aussi je prenais un coup de revolver en plein cœur. Je vois ensuite le brancard sortir son corps, couvert d’un drap blanc.
Je ne sais pas ce que j’ai répondu. Tout ce dont je me rappel, c’est de lui avoir menti. Je lui ai dit que je n’avais rien remarqué, que c’était un couple très gentil, que je ne savais pas qu’il dealait de l’herbe dans le quartier, et que je ne savais pas qu’il frappait sa femme.
Je mens à ce flic parce qu’en fait je veux me mentir à moi-même. Je veux oublier que je suis en partie responsable de tout ça. Je veux faire comme si de rien n’était, comme si ça n’était pas mes affaires. Mais la réalité est toute autre. En réalité j’ai laissé faire, parce que j’avais peur, et qu’au final un homme est mort, et une femme va aller en prison, dévastée par la perte d’un enfant qui aurait pu leur apporter tant de bonheur.
Moi je vais continuer ma petite vie tranquille, mais dans le silence.
Mais ça, c’est pas vos affaires, pas vrai ?