Hollywood Story
Rappelle-toi, qu’est-ce qu’il y a d’écrit en grosses lettres amicales sur la couverture du guide galactique ?
Pas de panique.
Aller répète le.
Pas de panique.
OK…
Il est 13h30 environ, et nous sommes mardi. C’est la veille du jour où nous faisons la revue des scénarios et que l’on définit la feuille de route de la programmation. Et plus spécifiquement aujourd’hui, on parle de la future saison.
Je vous arrête de suite : au pluriel on écrit scénarios, pas scenarii.
Je fixe mon écran LCD très haute résolution, et plus particulièrement le curseur clignotant sur le traitement de texte qui attend patiemment que je me décide à écrire quelques choses.
Sauf que la page reste désespérément blanche.
Quand j’ai commencé ce job, je pouvais écrire un pavé de presque 1000 mots en 3 ou 4h. J’avais comme un trop plein dans la tête qui ne demandait qu’à sortir, c’était comme si je me faisais une saignée pour me soulager de mes mauvaises humeurs.
Je vous arrête de suite : je sais très bien qu’en réalité ce n’était pas un remède efficace. Je fais juste une comparaison un peu métaphorique.
Maintenant, c’est à chaque fois un combat contre la montre pour arriver à rendre ma copie à temps. Ma plus grande crainte, le plus effrayant de tous les cauchemars, c’est cette putain de page blanche. Parce que voyez-vous, là où je bosse, si vous ne faites pas votre quota, on vous remplace par l’un des 600 créatifs qui supplient devant la porte du studio qu’on leur donne une chance.
Eux ne sont pas encore pressurés comme des citrons, et ils ont encore assez d’endurance pour faire des journées de 16h lorsqu’arrivera le rush des season final ou bien le launch d’un projet.
Je vous arrête tout de suite : ici à Hollywood, ce n’est pas du jargon, c’est du langage soutenu.
Le boss passe la tête par l’encadrement de la porte de mon bureau. Je sursaute le temps d’un instant : je suis sûre que ce con l’a fait exprès.
« Dis-moi Jessica » me demande-t-il « Tu as vu le rapport marketing que je t’ai envoyé ? Les teen sont chaud bouillant pour le launch de « captain stellar »
– j’ai vu oui…
– alors pourquoi Malcolm n’a pas eu ton premier jet ?
– parce que j’ai encore un jour pour le finaliser
– Jess, Jess… » soupire t’il
Je vous arrête tout de suite : j’ai horreur qu’on m’appelle Jess.
« Le studio mise gros sur le projet stellar, tu devrais être fière de la chance qu’on te donne… »
Ce que Phil Gunderson essaye de me faire avaler, c’est le truc classique du patron qui veut que tu aies le syndrome de Stockholm envers ta boîte pour que tu te crève à la tâche en étant content. Sauf que je te vois venir Phil : ce n’est pas un immense honneur que tu me fais de me laisser suer sang et eau pour écrire le scénario de la série qui va te rapporter un paquet de blé.
Dieu que je déteste ce mec…
Phil essaye d’avoir un ton paternel avec moi, sans doute parce que j’ai 15 ans de moins que lui, et aussi un peu parce qu’il considère les femmes comme des petits chatons capricieux. Enfin c’est le sentiment qu’il me donne.
Il repart de mon bureau en me faisant un signe bizarre de la main qui doit surement vouloir dire « je garde un œil sur toi ». Il doit vouloir se donner l’air encourageant, il est juste stressant au possible.
Et moi je suis encore avec mon curseur qui clignote sans savoir quoi raconter.
Le projet Stellar devait surfer sur la popularité des séries de super héros en ressuscitant un personnage qui n’avait jamais percé dans les années 80. Mais ça c’était avant : maintenant le plus obscure et le moins original des supers héros peut devenir un film à gros budget ou une série qui cartonne. On lui rajoute une couche de vintage, et d’un seul coup on peut dire qu’il était culte. Parce qu’ici culte c’est synonyme de « personne n’a mis l’étiquette du prix dessus avant nous ».
Stellar c’est le énième héros beau gosse qui sauve la jolie journaliste qui est trop conne pour réaliser qu’il est en réalité son collègue de boulot depuis 6 ans.
Recette de Jessica Fletcher pour une série de super héros qui cartonne : Votre héros est un homme blanc hétéro de 30 ans maximum.
Voilà à quoi ce résume mon job : produire de la bouilli pour bourrer la tronche d’ado qui se tapent des marathon de 12h de télé le weekend pour ensuite passer le reste de la semaine à se prendre la tête sur des forums spécialisés pour déterminer si oui ou non il fallait faire mourir le chien dans l’épisode 5.
Au début je voulais écrire des histoires poignantes, avec des dialogues incisifs. Je voulais faire des séries qui seraient le reflet de ce en quoi je crois, de mes valeurs. J’aurai donné sa place à une héroïne géniale qui aurait bouleversé les standards. Elle aurait été afro caribéenne, cultivée, et aurait vécu des aventures du quotidien. On l’aurait suivie réussir sa vie malgré les obstacles, et elle serait devenue un exemple pour des milliers de jeunes filles…
Je vous arrête : je ne suis pas naïve, je sais que c’est de la connerie et que personne ne veut voir du bonheur.
Conseil de Jessica Fletcher pour une bonne série : tout le monde est malheureux 90% du temps, surtout en fin de saison.
Faut croire que plus personne n’aime quand ça va bien. Lorsque votre héros à enfin vaincu le méchant et qu’il repart bras dessus bras dessous avec l’héroïne, c’est le bon moment pour le trahir et de faire sortir un personnage de votre sac à malice pour lui pourrir la vie. Tant qu’à faire, faites ça au Season final et passez l’été à surveiller Internet : sans vous fatiguer vous trouverez des tas d’idées et de justification de la part des fans. Vous n’avez plus qu’à suivre.
C’est drôle quand on y réfléchit : on regarde la télé pour se détendre et s’évader, mais on se base sur les idées des spectateurs pour créer les programmes. Je vais peut-être vous choquer, mais pour moi c’est l’équivalent télévisuel de manger son vomi.
Conseil de Jessica Fletcher pour faire de l’audience : oubliez toute prétention artistique, car vous juste là pour nourrir les fauves.
C’est sans doute ce qui avec les années m’a le plus fait mal : laisser de côté l’idée que j’étais une créatrice. Parce que je ne le suis plus. C’est même à se demander si je ne l’ai jamais été. Produire une série de nos jours c’est se battre en permanence avec le marketing, les producteurs et les spectateurs. Je passe ma vie à écrire les mêmes histoires en suivant les extractions d’information du net et en rabâchant le sempiternel motif de la quête du héros.
Quoi vous ne savez pas ce que c’est ?
C’est un principe archi connu dans le milieu qui explique que chaque histoire est en fait la déclinaison d’un même modèle en 7 étapes et dont tous les composants sont récurrents. Prenez Star Wars, Harry Potter ou bien n’importe quel James Bond, et bien vous retrouverez ce schéma. Tout le monde utilise cette structure depuis que Christopher Vogler, un mec qui bossait chez Disney en tant que script doctor ne rédige un feuillet de 7 pages pour donner aux gars du studio quelques ficelles pour rédiger des scénarios qui tenaient la route.
C’était un saint graal pour les scénaristes : quelqu’un avait réussi à trouver la recette pour faire des histoires qui marchent, et en moins de 3 mois, tout le monde à Hollywood s’en était procuré un exemplaire
Je vous arrête de suite : connaître la recette ne suffit pas.
Le fascicule de Vogler a aussi été une boîte de Pandore dans le milieu, parce que n’importe qui l’ayant en main pouvait prétendre à faire une histoire cohérente. Sauf que comme je le disais il ne suffit pas d’avoir la recette, et petit à petit tout le monde s’est mis à préparer une tambouille sans âme parfaitement interchangeables avec les autres.
On s’est mis à faire des films avec des plots twist de façon tellement récurrente que plus personne n’était surpris. On ajoutait des guest stars à tout va, on plagiait le cinéma et les trucs à la mode, on utilisait de la pop dégueulasse pour les génériques, et on castait des jeunes acteurs aux yeux bovins pour en faire des supports à fantasme pour une peuplade d’ado qui avait décidé que la réalité se porterait très bien sans eux.
Nous étions devenus des apprentis sorciers prêts à tout faire sauter. A ce rythme-là la boutique toute entière allait couler.
Heureusement pour nous y’avait des petits malin. Des mecs comme Joss Whedon qui arrivent à faire des séries cultes avec des bouts de ficelles (oui je parle de toi ma petite Buffy). Si ces gars étaient aussi bon, c’est parce qu’ils n’avaient jamais oublié une des pierres angulaires d’un bon programme : avoir une identité, et surtout pas de suivre ce que veut le public.
Une bonne série c’est rien de plus que ça : une singularité à laquelle on s’attache parce qu’elle nous propose ce à quoi on ne s’attendait pas. Et peu importe le budget ou le nombre de jolies filles qu’il y a dedans. Votre série ne doit pas être ce que le public attend, elle doit être ce dont il a besoin.
Conseil de Jessica Fletcher pour faire une bonne série : n’écoutez pas les avis de Phil ou du public.
Pour le projet Stellar je m’étais fixer cette ligne de conduite : on n’écoute surtout pas ce que disent ou pensent les fans, encore moins ce que racontera Phil, et on fait quelque chose qui change. Le résultat de tout ça ? Et bien voilà des semaines que j’en suis réduite à un titre et un curseur qui clignote dans le coin de l’écran, et l’horloge qui n’arrête pas de glisser. Il est clair que je vais passer ma soirée à écrire si je veux être crédible demain matin à la réunion avec Malcolm
Histoire de me remettre un peu dans le bain, je relis pour la vingtième fois le dossier que la production a fait écrire et qui résume les composantes du comics d’origine : l’historique du personnage, la nature de ses pouvoirs, ses ennemis, ses alliés et les principaux arcs narratifs de la storyline.
Je vous arrête tout de suite : reprendre tel que ces éléments n’est PAS la bonne façon de faire une série.
Vous voulez savoir pourquoi ? Et bien c’est simple : parce qu’au bout de 3 épisodes vous regarderez la série avec un exemplaire de l’intégrale des aventures de Stellar (que la production n’aura pas manqué de faire rééditer histoire de prendre un peu de pognon dans l’affaire) et c’est là que commencera le jeu des 7 erreurs. La série deviendra un simple décalque de ce qui existe déjà, sauf qu’une BD est régit par des codes qui différents de ceux de la télévision, c’est un outil qui ne se vit pas de la même façon, et donc la série sera forcément inférieur puisqu’on lui imposera une histoire et une manière de faire qui ne sont pas adaptées.
Non le mieux est de redéfinir la narration, de prendre les thématiques, et d’être suffisamment malin pour les réinventer.
Fastoche hein ? Bah oui quoi de plus simple dans un monde où il existe pléthore de série de super héros d’être inventif ! Et quand bien même on trouverait une idée, celle-ci doit convaincre des producteurs, c’est à dire des mecs dont les principaux soucis sont les KPI et les indicateurs d’audience.
Croyez-moi, la Joconde aurait une autre gueule si De Vinci avait dut s’inquiéter des KPI des Médicis…
Je sors du bureau pour me changer les idées, mais un sentiment de malaise me gagne malgré tout. Je commence à réaliser que je vais me planter quoi qu’il arrive, que malgré tout ce que je pourrais faire il est impossible qu’une bonne série naisse de tout ce merdier. Je suis lancé à 300km/h et je vais me prendre le mur quoi que je fasse.
En sortant du bureau, aux croisements des différents bâtiments, il y-a une sorte de café que la production à faite construire pour que les équipes aient un endroit où se retrouver et se faire de réunions improvisées. C’est plutôt une bonne idée : on ne bosse jamais aussi bien que dans une ambiance sympa, un café à la main et un scone myrtille dans l’autre. Ça s’appelle le « Pavillon ». La salle doit bien faire ses 350 m², avec comptoirs style diner’s d’un côté et banquette de 4 places en vinyle blanc de l’autre. Il y-a aussi de grandes tables pour les groupes ou les gens qui ont la grosse tête.
Les serveuses sont mignonnes : toutes des apprenties actrices qui bossent ici dans l’espoir de se faire voir. Je ne leur reproche rien : faut bien gagner sa croûte. D’ailleurs c’est le genre de job que j’aurai fait volontiers faire à mon héroïne…
Pleins de gens me font des signes pour me dire bonjour tandis que je traverse la salle : j’en reconnais péniblement la moitié. Ici ça grouille tellement qu’on peut passer la journée à ne voir que des nouvelles têtes. Je veux juste m’installer sur une des grosses banquette en vinyle blanc, prendre mon scone avec un Mocha bien crémeux et me lamenter un peu sur mon sort.
Je n’aurai pas ce plaisir de toute évidence, car à peine je me suis installé avec mon butin sucrée qu’arrive Gareth Elison. Gareth est un scénariste avec qui j’avais bossé il y a quelques années pour un autre studio. C’est le genre d’intello hipster qui croit détenir toutes les grandes vérités sur la vie l’univers et le reste mais qui est infoutu de comprendre que ses idées géniales n’intéressent que lui. Il ne bosse pas réellement ici, mais c’est un freelance, un scénariste mercenaire qui bosse en renfort pour n’importe qui ayant besoin de quelqu’un en urgence qui peut s’adapter. Et c’est bien une de ses rares qualités : Gareth est capable de rentrer dans n’importe quel style et n’importe quelle phase d’une histoire. Il n’est pas créatif pour deux sous, mais si vous lui donnez un cap et un contexte, il pourra faire illusion le temps d’un ou deux épisodes et rallonger la sauce juste ce qu’il faut le temps de trouver une nouvelle trame à l’histoire.
En ce moment c’est plutôt une période de vache maigre pour lui : quand les studios bossent sur les nouveautés, ils ne font pas appels à des gars comme lui mais plutôt à des pointures ou au moins des gars avec une approche plus solide du métier. Du coup Gareth traine en permanence au Pavillon, et se colle a n’importe qui susceptible de lui filer du boulot. Comme il sait que je bosse sur le projet Stellar, il n’hésite pas une seconde…
« Jess ! » hurle-t-il en s’installant à ma table comme si je l’y avait invité « ça tombe super bien que je te croise : j’ai pensé à des trucs excellentissime et je me suis dit qu’il n’y avait qu’avec toi que je pourrais faire ça ! »
Si Gareth utilise autant d’approximation, c’est parce qu’en réalité il n’a rien en tête et qu’il veut seulement surfer sur ma bonne fortune en se glissant dans l’équipe pilote du projet. En effet, le plus souvent cette équipe initiale bossera avec le showrunner sur toute la durée du projet, et ça peut vouloir dire des années si on à le bon filon.
J’essaye de ne pas donner l’air de m’en foutre, mais c’est si évident qu’il se vexe sans même que je dise un mot.
« Ok je vois… Tu crois que t’as les épaules alors que moi je suis un ringard c’est ça ?
– J’ai absolument rien dit je te signal…
– Oh t’as pas besoin de parler tu sais : c’est tellement clair… je suis qu’un mercenaire hein ? Un type qui est pas foutu de rester dans une équipe et qui ne sait rien produire de zéro ? »
J’ai pas envie de supporter sa frustration. Je m’en fou qu’il se sente au 36eme dessous, et à la limite je me dis qu’il le mérite un peu parce que c’est vraiment un branleur prétentieux. Je suis devant ma page blanche, à procrastiner comme une malade et lui me réclame de l’attention ? Qu’il aille se faire voir !
Je prends mon air méchant pour lui répondre, car j’ai envie que ça soit parfaitement clair :
« Gareth : à une époque je t’avais donné une chance et tu m’as invité à me la mettre où je pense parce que t’avais soit disant de meilleurs plans. Résultat au final, moi je bosse et toi tu cachetonnes. J’en veux pas de tes idées, je veux juste qu’on me foute la paix et pouvoir finir mon café en paix ! »
Il s’en va sans un mot, et moi je sens un poids sur ma poitrine. Ce n’est pas de la culpabilité, c’est du stress. Même si je sais que j’ai raison, mon corps ne supporte pas toute cette agressivité. Les conflits m’insupportent et je deviens fébrile rien qu’à penser qu’ils pourraient survenir.
Bordel… je n’arrive même plus à apprécier mon Mocha. Je l’avale en vitesse, enroule ce qui reste de mon scone dans une serviette en papier et repart vers le bureau.
La pause est finie.
Il est bientôt 16h et je suis toujours dans le bureau à attendre que ça vienne. Je relis encore le dossier, je reprends mon fascicule de Vogler mais ça ne vient pas. J’ai pas le déclic, pas le moindre début de trame qui en vaille la peine.
Peut-être que je pourrais réclamer plus de temps ? Comme ça je me sentirai plus à l’aise pour attaquer mon sujet et rendre ma copie ?
Pfff… De qui je me moque : ce n’est pas une histoire de temps, c’est une histoire d’envie.
Quand on a fait le tour de ce qu’on avait à dire, qu’est-ce qu’on peut raconter ? Est ce qu’on peut encore être motivé à écrire un scénario pour qui on a plus la flamme ?
Il raconte quoi finalement ce Captain Stellar ? C’est un héros pour quelle raison ?
Hum… un début de piste ?
Stellar a pour Némésis son propre frère. Tous deux sont nées avec des pouvoirs, mais l’un a choisi le mal, et l’autre la justice.
Une histoire d’ambivalence ? On pourrait partir sur la découverte des deux ennemis, et faire un plot twist autour de la découverte de leur fraternité ? Et si à la place je changeai ce point de l’histoire pour tromper les fans ? Ok… mais je mets quoi à la place ? Pas de parenté ? Ancien ami ? Quelle différence du coup ?
Le dossier ne m’apporte rien car Stellar et son univers sont un bac à sable, mais il n’y a pas réellement d’histoire. Où sont les enjeux bordel ? Qu’est ce qui fait vibrer cet univers ?
Quand je constate cela, je me sens épuisée. Je lutte contre un moulin à vent dont je ne pourrais rien tirer. Est-ce que je devrais céder à la facilité ?
Bordel….
J’essaye de taper au hasard des mots, comme ça sans réfléchir plus, histoire de voir si un peu d’aléatoire pourrait m’aider. Je tape donc « Fibrome » « Mégalithe » « Occiput » « Seychelles » et « Carnage »
Un lieu, une maladie, un édifice, une partie du corps et un adjectif… Bon bah au moins c’est un début !
Essayons un pitch.
Pitch Stellar numéro 1 : Traité pour un fibrome au Seychelles, le professeur Mathews Corwell découvre un étrange mégalithe dont le rayonnement combiné à sa maladie va agir sur son occiput et faire apparaitre des pouvoirs etra…
Oh non de dieu que c’est mauvais ! il me faut d’autre mot :
« Adrénaline » « Salutaire » « édition » « Médicale » et « parfum »
Pitch stellar numéro 2 : après une salutaire retraite en inde suite à un drame personnel, Mathews Corwell découvre que lorsque son adrénaline est poussée au maximum, il développe des supers pouvoirs. Encadré par une unité médicale d’élite du gouvernement il traque son ennemi juré dont il ne connait qu’une chose : l’étrange parfum qu’il laisse sur ces victimes…
Pas concluant mais c’est déjà mieux. Je devrais garder certaines choses. Le coup du parfum ça peut être sympa, mais sur un support télé c’est un peu casse gueule. Comment représenter ça ? Un effet visuel de brume coloré ? Ça peut être très vilain… bon allé, je garde ça comme « idée possible ».
Il s’écoule 3 bonnes heures, et après 12 tirages de mots aléatoires et autant de pitch, je parviens à trouver quelque chose qui me convient.
Histoire de me débarrasser des fans et de leur sens du pinaillage, je joue la carte de l’univers alternatif. Je pars de la fin du personnage dans son monde, et j’introduis une histoire de prophétie qui dit qu’à la fin de sa quête, le captain Stellar doit transmettre son pouvoir à un autre monde qui est en décalage du siens. C’est donc une version plus jeune du héros qui recevra ses dons et devra mener son parcours initiatique.
Cette approche-là me semble la bonne : un public jeune aime voir un héros qui comme eux grandit et est en proie au doute et aux questionnements sur comment mener sa vie. Je décide de m’offrir une option pour faire en sorte qu’Old Stellar puisse de temps en temps servir de mentor à young Stellar.
Hey ! Mais c’est que ça se débloque on dirait !
La mauvaise nouvelle c’est qu’il va bientôt être 20h, et que j’ai encore beaucoup de chose à faire. Je me fais alors violence et je préviens à la maison que je resterai au bureau toute la nuit. Il y a une salle de pause avec de grand sofa, ça me fera un lit de fortune acceptable.
La base est faite, mais je dois donner les grands arcs de cette saison. En premier lieu, sur environ 4 à 6 épisodes, ça sera l’exposition. Pas dur : je vais simplement mettre les éléments en place.
Je vous arrête de suite : pas dur ne veux pas dire pas intéressant ou facile à faire.
Je place donc un héros ado (16 ans sera une bonne base, et ça permettra qu’il ait une voiture) un flirt potentiel et une meilleure amie qui en fait à secrètement le Bégin pour lui. Histoire de varier un peu les plaisirs, les deux filles seront plutôt semblable, ce qui va coller des mal de crane au héros pour se décider.
Conseil de Jessica Fletcher pour un bon triangle amoureux : 3 personnages et aucune raison valable d’en détester un plus qu’un autre.
L’indécision est un bon outil pour faire durer une série. Il ne faut pas commettre l’erreur de faire d’une des filles une connasse et l’autre un adorable petit ange. Non, il faut que le public ait le Bégin pour les deux en même temps, et limite pour le héros aussi. 3 choix possibles, une seule solution à la fin… faite chauffer les comptes twitter !
A ce moment-là, j’arrête de taper et je recule un peu de mon bureau. Sans que je sache pourquoi je plaque mes mains contre ma bouche. En fait si je sais très bien pourquoi je fais ça, c’est parce que je me fais horreur.
Ce que je viens de mettre en place n’a aucun intérêt vis à vis du thème super héroïques. Ça ne questionne rien, ça met juste des personnages en compétition pour le simple plaisir de voir les gens prendre parti pour un couple plutôt qu’un autre. J’ai sciemment mis en place un sujet qui va faire se déchirer les fans.
En cet instant j’ai comme l’impression de faire partie du projet Manhattan…
Je vous arrête tout de suite : je…
Je ne sais pas.
Je ne sais absolument pas quoi raconter. Ce personnage, cette trame, ce que j’ai essayé de mettre pour plaire, rien ne fonctionne, rien ne marche. Peut-être qu’il n’y a rien à raconter ? peut-être que je n’ai pas ce qu’il faut pour ça ?
Même si à une époque j’avais un petit don, maintenant c’est clairement fini. Je suis usée, ce monde va trop vite, les spectateurs veulent seulement se gaver d’heure de programmes tous identiques. Ils veulent se sentir supérieur aux auteurs dont ils décortiquent le travail comme un médecin légiste découpe un cadavre pour en découvrir les secrets.
En fait c’est ce regard que je sens sur moi : celui de tous les fans qui m’observent par magazine interposé et qui se demande pourquoi je fais encore ce job.
J’ai le souffle court, je sens mon cœur qui bat fort. Pas forcément vite, mais intensément fort. Le flot de sang pulse le long de ma carotide, comme une boule qui essayerait de sortir. Dans un effort surhumain je me lève de ma chaise et ouvre la fenêtre. A cette heure-ci il y’a encore un peu de bruit et d’animation, mais c’est assez calme pour m’apaiser un instant. L’air frais du soir me revigore et je parviens à reprendre mon souffle.
Oui c’était une crise de panique.
Je sors de mon tiroir le tensiomètre électronique que mon médecin m’avait conseillé d’acheter et le fixe sur mon bras. Le résultat est sans appel : 17/10, autant dire beaucoup trop. J’attrape mon sac et en sort un comprimé que j’avale illico. Je réalise alors que je n’ai pas d’eau sous la main. Je garde ma salive dans ma bouche le temps d’avoir de quoi faire une gorgé pour avaler mon cachet et me remet un instant à la fenêtre.
De là où je suis, je peux voir Los Angeles et je devine l’océan tout proche.
Après un moment, je retombe sur mon siège et fixe ce que j’ai écrit. Est-ce que tout est si mauvais ? Non, il y a pas mal d’idée que j’aime bien, et de la matière qui n’attend qu’un peu de retouche pour être vraiment sympa. Je me relie en essayant de souligner ce qui me fait plaisir. A ma grande surprise, beaucoup des éléments que je trouvais mercantiles et poussifs font partie de ce que j’aime.
Plus je me relis, plus j’ai l’impression de voir une autre personne. Plus je me découvre moi-même, et plus j’arrive enfin à comprendre. L’histoire du captain Stellar DOIT être une histoire comme cela là, simple et remplie de clichés.
Il est 6h du matin lorsque je fini d’écrire mon projet d’épisode. Sans m’en rendre compte, j’ai rempli en annexe des pages et des pages d’idée pour la saison. Des arcs narratifs, des personnages secondaires, et même des répliques drôle et charismatique.
Après cette rude bataille, j’ai l’impression que j’ai enfin retrouvé ce qui me manquait.
Je m’accorde un petit somme dans le confortable canapé de la salle de pause. Je peux espérer dormir 4 ou 5h avant d’être dérangée, mais ça sera bien suffisant pour tenir le temps du briefing. Après je prends mon après-midi et je reste à la maison pour travailler toute la semaine.
Mon sommeil est paisible, comme si toutes les angoisses et le stress accumulé m’avaient enfin fichu la paix. Entre deux pensées brumeuses, j’essaye de comprendre pourquoi je suis restée bloquée si longtemps. Pourquoi c’était finalement si simple de juste suivre mon intuition et d’arrêter de calculer ? Aucun livre technique sur l’écriture ne vous le dit ça, pourtant la façon la plus radicale d’avancer… et bien c’est d’avancer quoi qu’il arrive.
A vouloir trop bien faire, à vouloir tout cadré, j’avais fini par ne plus avancer. Mais écrire ce n’est pas ça : il faut se jeter à l’eau, et si les spectateurs ont du mal, et bien on peut modifier des choses. Un texte comme une série sont des choses vivantes, mais pour qu’ils puissent prendre vie, il faut au moins se donner la peine de les faire naître.
Je dors à demi rêve, bercé par les ronrons des voitures qui défilent. J’ai laissé la fenêtre ouverte comme pour laisser s’envoler mon trop plein. Un parfum iodée me titille les narines et m’envoie l’image de l’océan qui déferle en vague chantante.
Conseil de Jessica Fletcher pour écrire une histoire : écrivez là quoi qu’il arrive, et aimez là quoi qu’on en dise.