The Devil and Mister Blues
« Le Bayou chante, sa nuit de velours enlacé
Et les branches craquent, par le vent balayé
Il marche dans la nuit, aveugle du jour
Ne quête aucun abri, voyageur de toujours
Il prend le temps, sa guitare à la main
Pour jouer, et chanter son refrain
Toi la Lune qui me toise
Toi le froid qui pavoise
Je vous dit qu’en ce moment
Le diable est de sortie
Le chasseur de minuit
guette sa proie patiemment
Doit il montrer les dents ?
Ou se méfier de ce qui l’attend ?
Le Bayou chante, sa nuit de velours enlacé
Méfie toi Diable, tu pourrais être le piégé »
Horacio Graham – « Les chants des marais »
Lorsqu’il était jeune, la mère de Solomon lui fredonnait souvent ce poème pour l’endormir. Ça n’était pas vraiment une chanson, mais elle avait trouvée une petite mélodie qui collait parfaitement à ces mots, et les rythmait avec son accent coulant du Sud du Mississippi.
« Ma’Duke » comme tout le monde la surnommait, était une femme pieuse, respecté et aimé de tous, et qui éleva ses 6 enfants avec amour pour en faire « de bons chrétiens ». Seul son petit dernier, Solomon, avait échappé a l’appel du Seigneur.
Ma’Duke se faisait beaucoup de souci pour son fils : en cette époque terrible de crise économique, tandis que la vieille Europe se relevait péniblement de la grande Guerre, la vie était plus dure encore avec les petites gens, et elle ne voulait pas qu’a cause de cela Solomon soit damné. En mère aimante, elle faisait son possible pour qu’il entende la voix des anges, mais Solomon ne tendait l’oreille que pour une seule chose…
En ville, à côté de la grande droguerie de monsieur Clarkson, il y avait une maison ou vivaient 4 frères : Joe, James, Earl et Richard Flank, des musiciens qui avaient élu domicile dans la région après avoir quitter le nord de l’état pour dieu sait quelles raisons. Chaque jour, ils jouaient une musique qu’on pouvait entendre par la fenêtre si on écoutait attentivement. Une musique pleine de mélancolie et parfois de tristesse, mais qui en même temps faisait du bien à l’âme.
Plutôt que d’aller jouer avec les autres enfants, Solomon s’installait sous la fenêtre des frères Flank, fermait les yeux, et écoutait de toute son âme. Ma’Duke aurait aimé qu’il s’adonne avec autant de dévotion à la prière, mais elle savait que c’était peine perdue. Son fils avait trouvé dans la musique une passion qui allait mettre son âme en péril…
Les années passèrent, et le petit garçon devint un adolescent. Lorsqu’il ne travaillait pas aux champs, Solomon continuait de s’installer sous la fenêtre des 4 frères, se nourrissant de cette musique au point d’en être totalement imprégné.
Il s’était fabriqué une petite guitare improvisé avec une grosse conserve vide et du fil de pêche en guise de corde. Le manche lui était une simple planchette taillé qui était clouée au bord de la conserve, lui donnant au final plus l’air d’un jouet que d’un véritable instrument. Pourtant, Solomon parvenait, non sans mal, à faire éclore de si de là quelques notes, jusqu’au jour où il put accompagner la musique des 4 frères.
Ses doigts longs et agiles dansaient lentement sur le fin fil de métal, le faisant vibrer et raisonner dans une tonalité que des oreilles experte auraient qualifiées de « pentatonique ». Sauf que Solomon n’avait aucune notion de solfège ou d’harmonie, et qu’il était incapable de faire la différence entre une tierce et une quarte. Sa compréhension de le musique était aussi brute que sa petite guitare mal fichue, et il sentait que cela serait une limite qu’il allait devoir passer s’il voulait progresser.
Il frappa donc à la porte des frères Flank et les supplia de lui enseigner la musique.
Amusé par ce jeune homme plein de passion et par son étrange guitare, les 4 frères acceptèrent. Mais il y avait une condition : Solomon devait travailler pour s’acheter un véritable instrument, car il était hors de question qu’ils lui enseignent leur art pour qu’au final il joue sur une boite de conserve.
Et c’est ainsi que Solomon Duke dût travailler des mois durant afin de s’offrir l’instrument de ses rêves, suivant en parallèle les leçons des quatre frères.
Earl sur son piano lui enseigna l’harmonie, comment se combinaient les notes et la façon d’en tirer du sens et de l’émotion. Joe à la contrebasse, lui donna le sens du groove et la façon de faire « respirer » sa musique. James aux percutions lui apprit la rigueur du tempo… et toutes les façons de tricher avec ! et enfin Richard lui apprit a mélanger le chant et la musique, et à exprimer la poésie de la vie aussi bien que sa tristesse.
Pour qu’il puisse s’entrainer, les frères avaient consenti à le laisser utiliser une de leur guitare mais « seulement ci celle ci le voulait ». Ils expliquèrent à Solomon qu’un instrument était comme une personne à qui on devait respect et fidélité, et que par conséquent, un prêt ne se faisait pas à la légère. Lorsqu’on lui présenta l’instrument, une guitare en bois brun dont le vernis avait joliment coloré avec le temps vers une teinte plus claire, Solomon s’inclina pour saluer avant de se présenter :
« Je suis Solomon Duke, m’dame voulez vous me faire l’honneur d’être ma cavalière ? »
Il prit ensuite l’instrument avec mille précaution, plaqua son oreille contre la caisse de résonance et gratta les cordes à l’unisson. Il laissa résonner les notes et l’instrument vibrer dans sa tête jusqu’a en sentir la plus infime oscillation.
« Oh M’dame… votre voix est douce comme le vent d’Est. Pour sûr vous méritez mieux qu’un insolent comme moi… Mais s’il vous plait, laissez moi vous faire un peu la cour, et qui sait : peut être vous me rendrez meilleur amant ? »
Les frères Flank se regardèrent en acquiesçant.
Cette guitare s’appelait Lucinda, et devint la compagne de Solomon durant son apprentissage.
Des mois durant, Solomon aidé de Lucinda reçut les enseignements des 4 frères. En plus d’un savoir académique, ces derniers apprirent au jeune homme à écouter, que ça soit en jouant devant lui ou bien en lui faisant écouter l’un des nombreux disques de leur collection.
Solomon restait ainsi des heures durant à écouter le phonographe dont la corne cuivré déversait dans ses oreilles de fantastiques mélodie. Il ne savait pas pourquoi, mais la musique lui parlait bien plus que tous les sermon du révérend Lawson, et faisait battre son cœur plus fort que toutes les jolies filles des alentours.
Presque 6 ans s’était écoulés, et Solomon, devenu un homme, avait enfin réuni la somme requise pour s’acheter une guitare digne de ce nom. Il retira son magot de la cachette ou il le rangeait, et observa la liasse de billet dans sa main. Peut être aurait il dut garder cette argent pour autre chose ? Ou bien le donner à sa mère qui avait été si bonne et patiente avec lui ?
Se sentant coupable, il voulut se rendre à l’église pour prier, mais à peine vit il l’immense croix dressé au dessus des portes d’entrés qu’il se ravisa. Solomon n’était pas un bon croyant, et ne méritait la bienveillance du Seigneur.
Une fois chez lui, il déposa l’argent sur la table de la cuisine, retira la croix de Saint Jude qu’il portait au cou et la laissa au sommet de la liasse avant de quitter la maison pour toujours.
***
Solomon erra sans but sur les routes pendants plusieurs semaines, travaillant de-ci de-là pour gagner un peu d’argent ou simplement se voir offrir le gîte et le couvert. Il ne restait jamais longtemps au même endroit, ne se sentant chez lui nulle part.
Il ne parvenait pas à s’expliquer à lui même pourquoi il avait voulut fuir, mais sentait au fond de lui même que quelque part, son destin l’attendait.
Et c’est par un soir sombre où l’orage menaçait que Solomon Duke fit la rencontre qui allait bouleverser son existence…
Le jeune homme arpentait d’un pas tranquille la route sinueuse qui allait de Harrisville à Braxton, lorsqu’une automobile lancé à toute vitesse arriva en sens inverse tout en zigzaguant. Visiblement le conducteur avait perdu le contrôle du véhicule et percuta finalement un des arbres qui affleuraient au bord de la route dans un « bang » assourdissant.
Aussitôt, Solomon se précipita pour porter secours aux passagers. Il s’occupa d’abord du conducteur, un vieux monsieur en costume blanc qui avait violemment percuté la vitre et avait été mit ko sur le coup. Bien amoché, il était néanmoins vivant et reprenait petit à petit connaissance. Solomon le déplaça avec précaution hors de la voiture et l’installa contre un arbre, la tête relevé.
Il retourna vers le véhicule, et s’occupa de la passagère. C’était une jeune fille d’une vingtaine d’années à la peau d’albâtre et aux magnifiques yeux vert à demi masqué par une longue mèche de ses cheveux roux. Choquée mais toujours consciente, elle demanda à Solomon où était son oncle. Le jeune homme supposa qu’il s’agissait du vieux monsieur et la conduisit à lui, prenant mille précaution pour la soutenir sans trop devoir la toucher.
Rassurée de voir son parent sain et sauf, elle remercia chaleureusement le jeune homme pour son aide. Ce dernier resta modeste, trop troublé qu’il était par la jeune femme et son enivrant parfum de lavande pour dire quoi que ce soit.
Il ressenti un sentiment étrange que seul jusqu’à présent la musique lui avait apporté. La voix aux accents irlandais de la jeune femme, lui caressait l’âme comme une douce pluie d’accords mineurs susurrant doucement des chansons d’antan.
Elle s’appelait Lily Rose et s’était la plus belle femme que Solomon eût jamais vu de sa vie.
Le jeune homme se proposa pour aller chercher de l’aide : Ruppert, l’oncle de Lily Rose avait reprit conscience mais avait reçut un coup violent à la poitrine lors de l’impact. Il avait sans doute des côtes cassés, et il lui serait difficile de faire les 3 milles de trajet jusqu’à la prochaine ville.
Solomon se précipita à Braxton pour demander de l’aide, et revint sur les lieux de l’accident à bord de l’ambulance de l’hôpital du comté. Il voulut raccompagner Lily Rose, mais les ambulanciers virent d’un très mauvais œil qu’un jeune noir accompagne une femme blanche et le laissèrent sur le bord de la route.
Malgré tout, Solomon souriait car cette rencontre l’avait touché en plein cœur. Il reprit sa route alors qu’une pluie battante se mettait à tomber, fredonnant un air gaie et enjoué :
« Angel in the rain, what are you doing ?
Don’t you know the heavens are missing you ?
Angel in the rain, what should I do ?
I’m not the kind of personn who can be with you
Oh heaven knows how much I would
But how a tiny worm could kiss the stars ?
Oh heaven knows how much i’m true
Maybe you can ask it to the Lord ?
Angel in the rain, see you soon
I swear i’m gonna deeply miss you… »
La pluie avait cessé, remplacé dans le ciel par une nuit de pleine lune parsemé de nuage. Solomon n’arrivait plus à retrouver son chemin bien qu’il soit resté sur la route en permanence : la nuit avait tout changer, et la lumière dansante de la lune parfois bouchée par les nuages avait transformer le paysage de manière radicale. A force d’errance, Solomon déboucha sur un carrefour qu’il ne se rappela pas avoir croisé la première fois.
Les bruits de la nuit se faisaient entendre plus fort encore, aiguisant l’anxiété grandissante du jeune homme. Il voulut se rassurer en saisissant sa croix de Saint Jude, mais aussitôt se rappela l’avoir abandonné derrière lui. Solomon n’était pas fait pour suivre la voie du Seigneur, et il devrait donc faire sans lui pour retrouver son chemin.
Une lueur déchira la nuit le temps d’un bref instant. C’était une allumette qui venait de s’enflammer, de l’autre côté du carrefour a l’angle nord ouest. Au détour d’un rayon de lune, Solomon qui se trouvait à l’angle sud est, put apercevoir un homme dans un élégant costume aux bords rouge en train de tirer langoureusement sur une cigarette qui semblait ne jamais avoir de fin.
« Hey là l’ami ! » dit il « Perdu si tard dans la nuit ? voila qui est téméraire
– Non m’sieur… » répondit le jeune homme timidement « je ne suis pas perdu : j’erre
– Oh voyez vous ça… une errance dites vous ? et qu’est qui pousse un jeune homme à se perdre ainsi le long d’une route ?
– Sans doute la même chose qui pousse un homme comme vous à se tenir ici sans raison ? » dit Solomon avec prudence « De là d’où je viens, chacun va son chemin
– Pour sûr… mais c’est toi qui est arrivé ici. Moi j’y étais déjà. Je suis donc plus légitime à te questionner mon ami. Quel es ton nom petit ?
– Solomon Duke m’sieur.
– Tu cherches une fille pas vrai ?
– Que… comment le savez vous ?
– Parce que je t’ai entendu le dire petit. Dans ta chanson.
– Vous m’avez entendu ? mais j’étais à plus d’une lieue d’ici à ce moment là !
– J’ai l’ouïe fine petit… »
L’homme tira une longue bouffé de sa cigarette et fît danser la fumée devant lui.
« Cette fille ce n’est pas la seule chose que tu cherches pas vrai ?
– Pardon ?
– Je l’ai entendu dans ta voix petit. Tu cherches une réponse. Tu cherches à savoir c’est quoi cette impression qui glisse en toi, ce sentiment que tu n’es pas à ta place, que tu es perdu… je me trompe ?
– Vous êtes un prédicateur c’est ça ? Jésus ne peut rien pour moi…
– Oh ne t’en fais pas. Je ne suis pas un bonimenteur qui cherche à te vendre un paradis en échange de tes prières. Disons que j’ai des ambitions plus… raisonnable. »
Solomon fixa l’homme en costume avec perplexité. On entrevoyait a peine son visage à cause du grand chapeau à large bord qu’il portait, et dans les ténèbres de la nuit, le jeune homme aurait bien été incapable de dire s’il s’agissait d’un blanc ou d’un noir.
« Solomon Duke : tu veux devenir plus qu’un musicien pas vrai. Tu veux être habité par la musique… tu l’es déjà un peu ceci dit… je te propose un marché : donne moi ton âme, et tu n’auras aucun égal lorsqu’il s’agira de jouer de ceci… »
Et l’homme de ramasser un étui à guitare qui jusque là était resté invisible dans la nuit. Il l’ouvrit et montra à Solomon la plus belle guitare qu’il ait jamais vu. Sa découpe était élégante, et même la noirceur de la nuit ne pouvait assombrir la brillance de son vernis et l’éclat métallique des cordes. Le corps de la guitare était rehaussé d’un chevalet bigsby peu courant.
Solomon était fasciné par la splendide guitare que l’homme en costume lui présentait. Il fit un pas en avant pour traverser le carrefour, mais l’homme lui fit signe de s’arrêter :
« Hey là ! si tu traverse le carrefour, tu signes notre accord.
– Ça voudra dire que je vous donnerai mon âme ?
– Oui : pour l’Éternité
– Ça me fera mal ?
– Non, au contraire : sans âme tu ne souffrira plus de certains tourments. C’est presque un service que je te rends
– Et à quoi sa vous sert à vous d’avoir mon âme ?
– Ah voilà une question intelligente mon garçon. Tu sais qu’on ne me la pose pas si souvent que ça ? c’est vrai ça… que peut on faire d’une âme ? Et si je te disais quel a mienne avait été déchirée il y’a des siècles de ça et que j’essayai tant bien que mal de la reconstruire ? ou peut être que je ne fais ça que pour amasser compulsivement ce que je sais être un bien précieux pour certain ? Peut être que je ne suis qu’un prétexte que le Seigneur utilise pour tester ses fidèles… peut être un peu tout ça à la fois ? »
Solomon resta sur le bord de la route, la pointe du pied à la limite du sentier, prêt à traverser.
« Ma mère m’a toujours dit que mon âme était précieuse m’sieur. Même si je n’y crois pas vraiment, je ne peux pas accepter votre offre… ça lui ferait trop de peine.
– Je comprends petit ne t’en fait pas. Et puis tu sais… la nuit est encore jeune ! Si avant le levé du soleil du change d’avis, repasse me voir : l’offre tiendra jusque là »
Solomon acquiesça, tira son chapeau pour saluer et traversa le carrefour en direction de l’angle nord est, évitant ainsi l’homme en costume. Il continua ainsi sa route, certain que s’il se retournait pour regardé, il n’y aurait plus personne…
***
Solomon arriva enfin à rejoindre Braxton. Guidé par la lumière et les bruits qui s’en dégageaient, il entra dans un bar ou il espérait trouver refuge et peut être un coin ou dormir un moment. Il s’installa à une table, et commanda à boire avec les quelques cents qui lui restait.
Il repensa alors a l’étrange rencontre qu’il avait faite au carrefour.
Le son pétillant d’une guitare le tira de sa torpeur. Assit dans un coin, un guitariste virtuose était en train de faire son numéro, subjuguant les clients du bar qui s’étaient rapproché pour le voir jouer. Solomon les imita et observa comme il le faisait avec les frères Flank.
Le guitariste était non seulement virtuose, mais aussi très beau, avec des traits de statue grec. Les filles de joies qui travaillaient dans l’établissement lui faisaient les yeux doux, mais il les ignorait superbement, trop absorbé par sa musique. Cependant, au bout d’un moment, il tourna le regard vers Solomon. En effet, il avait senti qu’il ne s’agissait pas d’un simple spectateur, mais d’un musicien qui en observait un autre et qui cherchait à décortiquer sa technique et sa maitrise.
Se sentant comme défié, le guitariste devint plus démonstratif, comme pour écraser Solomon. Ce dernier avait bien compris ce qui se passait, mais restait attentif, essayant avant tout d’apprendre. Le guitariste s’arrêta alors d’un seul coup, étouffant le son des cordes de la paume de sa main.
« Hey toi là : pourquoi tu me regardes comme ça ? » demanda t-il à Solomon
– Moi m’sieur ? pour rien… je suis juste admiratif, vous êtes très doué
– Ne te fiche pas de moi : ce n’est pas un regard admiratif ça. Tu étais en train de me jauger… tu joues toi aussi pas vrai ?
– Un peu m’sieur, un peu…
– Et tu vaux quoi ?
– Je connais quelques airs…
– Oh ça alors : vous avez vu les amis ? le nègre connait quelques airs ! Je croyais que vos gros doigts n’étaient bon qu’a tenir une bêche, mais finalement t’es peut être une exception ?
– Je sais pas m’sieur » dit Solomon humilié
– Oh il sait pas ? ah ah ! moi je vous le dis mes amis : ce gamin est sans doute un génie ! je parie qu’il maîtrise à la perfection les modes et les harmoniques ? hein ? pas vrai ?
– Je connais un peu…
– Bah sûrement ! tiens dit moi par exemple quelle serait la quinte augmenté de cet accord ? » dit le guitariste en jouant
– Euh… c’est… »
Solomon déplaça ses doigts devant lui en essayant d’inverser la position de ceux du guitariste. Ce qu’il avait apprit des frères Flank, il ne savait l’exprimer que l’instrument en main.
« C’est ça non ? » demanda Solomon mimant un accord les mains tendue devant lui
Le guitariste éclata de rire aussitôt suivit par le reste des clients du bar.
« Ah ah ! je vous l’avais dit les amis ! c’est un pur génie ! il est si doué qu’il n’a même pas besoin de guitare ! aller le nègre ! joue nous un morceau qu’on s’amuse ! »
Solomon quitta le bar sans un mot tandis que le guitariste se remit à jouer de plus belle, applaudit par la foule en liesse.
Ce n’était pas la première fois que Solomon était insulté et humilié parce qu’il était noir, mais c’était la première fois qu’on humiliait son amour de la musique. C’était comme un coup de couteau en plein cœur que le guitariste lui avait planté, et la colère montait lentement en lui.
Dehors dans le froid de la nuit, il ruminait de sombres pensées…
« Monsieur ? » demanda une voix dans l’ombre « c’est vous ? »
C’était une voix de femme. Une voix aux accents irlandais qui caressaient l’âme comme une douce pluie d’accords mineurs susurrant doucement des chansons d’antan…
Lily Rose avait troqué son pantalon et sa lourde veste de tweed qu’elle portait pour le voyage contre une toilette qui la mettait bien plus en valeur : une jupe cintrée tombant au genou, un chemisier en soie blanche à la coupe parisienne et un manteau en hermine d’un blanc éclatant.
« Je n’ai pas eu le temps de vous remercier » dit elle « Sans vous je ne sais pas ce qu’il serait advenu de nous
– Oh ça mam’zelle, faut pas vous en faire : y a bien quelqu’un qui serait passé
– Les docteurs ont dit qu’Oncle Ruppert aurait put faire une pneumonie sous la pluie, et que ses blessures devaient être vite prise en charge chez un homme de son age. Monsieur : sans vous j’aurais perdu un être cher à mon cœur. »
Solomon ne pouvait retenir un large sourire. Les mots de Lily Rose étaient comme un baume qui le faisait se sentir léger. La fatigue, les humiliations, tout ça s’évaporait devant les gentillesse et la reconnaissance de la jeune femme. Mais alors qu’il allait lui répondre, un homme éméché sorti du bar et l’aperçut parlant à la jeune femme. Pour lui, de toute évidence, il y’avait anguille sous roche.
« Hey là ! bon sang de bois : venez les gars ! » dit il en direction du bar « le nègre de tout à l’heure, il importune une jeune fille ! »
L’homme ivre dégaina un colt Peacemaker de sa ceinture et tira un coup en l’air qui résonna comme un coup de tonnerre. l’instant d’après, les clients du bar sortirent et encerclèrent Solomon, le menaçant. Lily Rose tenta de les raisonner et leur expliqua que le jeune homme n’avait rien fait, mais l’attroupement vengeur ne voulait rien entendre.
Sous la menace de plusieurs armes, Solomon fut conduit jusqu’au Shérif.
L’homme de loi ne voulait pas contrarier une telle foule d’excités. Il accepta de mettre Solomon en cellule afin de calmer les esprits, et expliqua par la suite au jeune homme qu’il le relâcherait le matin venu. Il ne voulait pas savoir s’il était innocent ou non, il voulait simplement ne pas avoir à se compliquer l’existence. Devant la mine déconfite du jeune homme, il crut bon d’ajouter que c’était une bonne affaire pour lui puisqu’il évitait le lynchage et qu’en plus il gagnait un toit pour lui nuit au frais de l’état.
Solomon ne voyait pas trop en quoi c’était un avantage, mais fit contre mauvaise fortune bon cœur. Il était touché que Lily Rose ait prit sa défense, et se sentait pour la première fois depuis très longtemps un peu chanceux.
Le Sherif laissa Solomon seul dans sa cellule. Soupirant, il s’installa comme il pouvait sur la banquette en bois faisant office de lit et il s’endormit la tête pleine de pensées troubles.
***
Tu rêves Solomon.
Tu rêves et tu es dans le pétrin fils.
Comment je le sais ?
Qui je suis ?
Fils je suis la musique qui bouillonne en toi.
Ce sentiment moitié joie, moitié tristesse quand tu repenses à ta mère.
Je suis là pour te maître en garde fils.
Il te cherche.
C’est pas le genre de type qui laisse couler.
Il à faillit t’avoir sur le carrefour.
Il à faillit t’avoir dans le bar.
Ne te laisse pas tromper.
Il à mille nom, et deux cents visages.
C’est après ton âme qu’il en a.
Ne lui laisse aucun avantage.
Fils, quand tu ouvrira les yeux tu devras le trouver.
Te rendre au carrefour et l’affronter.
Parce que le Diable vois tu viens de voler une âme.
Il faut lui reprendre, sauver la jeune femme.
Mais son point faible tu le connais.
Et moi je resterai pas loin.
Sert le moi sur un plateau.
Et je le finirais au poing…
***
Des bruits venant du bureau d’à côté réveillèrent Solomon. Il s’avança jusqu’à la porte de sa cellule et tendit l’oreille.
Des coups de feu…
Le Shérif entra en trombe dans le bureau et se précipita contre la porte de la cellule en cherchant la bonne clé dans son lourd trousseau.
« Qu’est ce qui se passe Shérif !? » demanda Solomon inquiet
– Ce qui se passe ? c’est que tu vas filer d’ici et en vitesse !
– Quoi ?
– La p’tite Lily Rose : elle est tombé raide morte ce matin !
– Oh Seigneur… »
Solomon prit la nouvelle comme une balle de fusil en pleine poitrine. Il chancela, manqua de trébucher et fini par s’asseoir sur la banquette de bois. Etait ce ça que voulait dire son rêve ?
Le Shérif avait finalement réussi à ouvrir la porte. Sous la menace de son arme, il demanda à Solomon de sortir.
« Allez magne toi petit : ils sont en route pour s’occuper de toi… Si je te livre pas, moi aussi j’aurai des ennuis.
– Mais enfin Shérif ! j’étais ici, comment j’aurais put lui faire du mal ?
– J’en sais rien petit… mais tout ce que je sais c’est que si je m’oppose à ses gars je vais finir avec une balle dans le front. Aller lève toi maintenant… »
Solomon se redressa, réajusta sa veste et mit son chapeau. Ainsi donc c’est ainsi qu’il allait finir ? lyncher par une foule en colère ? Mourir c’était une chose, mais mourir sans raison…
Et puis il pensa à Lily Rose, à son rêve. Et soudain tout lui parut clair. Il comprit.
« Shérif… » demanda t’il alors qu’il arrivait à sa hauteur « vous croyez qu’il n’y a que Dieu sur cette terre qui guide nos pas ?
– Nan p’tit… Dieu il ne fait qu’observer la machine et peut être qu’il met un coup de tournevis de temps en temps. Mais la plupart du temps c’est le Diable qui est aux manettes.
– Merci Shérif… c’est ce que je voulais entendre »
Solomon se jeta sur le Shérif et le renversa contre le sol sans effort, galvanisé qu’il était. Il attrapa son arme et le mit en joue. L’homme de loi resta tranquillement à terre, souriant.
« C’est très bien petit… si tu te sauves ça reviendra au même, mais en plus tu épargneras ma conscience. Aller file : t’as pas besoin de te soucier de moi. »
Le jeune homme regarda le Shérif et lu quelque chose dans son regard : il ne croyait pas à ce qu’il disait, la foule ne le croirait pas et il serait accusé de complicité.
« Je suis désolé Shérif… » dit Solomon « Si je fais ça c’est pour vous éviter bien pire… »
Il leva l’arme, ajusta la mire, et tira.
***
Le soleil n’était pas encore levé, ce qui laissait encore une chance à Solomon. Son rêve était clair : le Diable avait prit Lily Rose, et il devait l’affronter pour la sauver. Mais il n’était pas seul, il savait qu’il avait maintenant un allié puissant pour l’aider. Un allié qui sommeillait au fond de lui depuis toujours.
Débarrassé de tout scrupule, il vola une voiture et mit pied au plancher pour rejoindre le carrefour. Guettant sans cesse la ligne d’horizon, il priait pour le soleil reste encore caché.
Il arriva alors au lieu de rendez vous.
Solomon arrêta la voiture en plein milieu du carrefour, tandis que l’homme en costume attendait patiemment, toujours du même côté. Il sorti du véhicule et s’avança vers son adversaire.
« Où est elle ? » demanda t’il « Qu’avez vous fait de Lily Rose ?
– Moi ? mais rien mon ami. Cependant je vois que tu as accepter le marché ? tu as franchis le carrefour ? »
Effectivement, Solomon était maintenant planté devant l’homme en costume. Ce dernier releva la tête, et le jeune homme plongea sans peur son regard dans le sien. L’éclats rouges de ses yeux aurait dut lui inspirer de la crainte, mais c’est avec confiance qu’il le défia sans trembler.
« Oh j’aime ça… » dit il « Une âme forte et pleine de conviction… c’est fou ! en moins d’une nuit tu as été façonné par les beaux yeux de cette jeune fille… Mais je digresse… nous avions un marché n’est ce pas ?
– En effet
– Je te préviens, l’âme de la demoiselle ne compte pas ! je me suis débrouillé tout seul pour l’avoir !
– Nous sommes d’accord
– Hum… alors là tu m’intrigues petit. Tu n’essayes pas de marchander ? ton âme pour la sienne ? un acte de chevalerie ? d’amour ?
– Je veux mon dût m’sieur. Rien de plus… »
L’homme en costume erctua de rage, ses yeux s’enflammant de fureur
« Ne te moque pas de moi ! Tu devrais être à genoux ! tu devrais être à l’article de la mort ! où est ta souffrance ? qui t’as prit ce qui m’est dut !? »
Solomon tourna la tête de l’autre côté du carrefour.
« Je crois qu’il parle de vous… » dit il à l’intention d’une ombre qui se détachait tout juste du décor.
Jetant son chapeau au sol, le Diable hurla de colère
« Toi ?! Maudit chien ! j’en ai assez de toi !
– Et bien ? » dit une voix lancinante et tranquille « il t’en faut peu pour être autant remonté…
– Ne te moque pas de moi… qu’est ce que tu as fait avec ce gamin !?
– Un petit chiffon rouge sous ton nez pour t’énerver. Tu sais que j’adore ça.
– Espece de…
– Aller, rends lui la jeune fille, prend son âme et donne lui ce que tu lui dois
– Et puis quoi encore ! la fille je la garde !
– Au nom de quoi ?
– De…
– Tu sais ce qui se passera quand la lumière sera là ? tu sais ce qu’il adviendra de tes mensonges et des sales coups que tu manigances quand le soleil illuminera le sentier ? »
Le Diable poussa un hurlement, brandissant les bras en l’air.
« Très bien… tu as gagné, je me contenterai de l’âme du gamin… »
D’un claquement de doigt, le Diable fit apparaître Lily Rose. Celle-ci, complètement perdue, se précipita vers Solomon lorsqu’elle le reconnu.
« Tout va bien Lily… vous n’avez plus rien à craindre. » dit il.
Prêt à remplir sa part, Solomon s’avança vers le Diable qui de son côté lui tendait la guitare qu’il lui avait montrée plus tôt.
« Soit sûr d’une chose petit : cette merveille en vaux la peine !
– J’en ai aucun doute m’sieur… »
Solomon prit la guitare, et accrocha l’étui dans son dos. Le Diable posa alors sa main sur son front et en retira un petit filet de lumière. Interloqué, il se tourna vers l’ombre.
« Qu’est ce que c’est que cette histoire ?
– Quoi encore ? tu es encore insatisfait ?
– Cette âme là est pauvre et rachitique ! ça n’est pas la sienne !
– Bien sûr que si !
– Écoutes moi bien le Blues ! Si c’est encore un de tes tours je ne suis pas d’humeur !
– Je n’y suis pour rien si ce garçon n’a pas d’âme… »
Le Diable resta figé un instant, puis petit à petit se mit à pousser un rire de dément.
« Ah ah ! mais oui ! ah ah ah ah ah ! c’était ça ah ah ah ! oh oh ! mais oui ! »
Il s’écroula sur le sol, toujours convulsé de rire.
L’ombre fit un pas en avant et se dévoila à la vue de Solomon et Lily Rose. C’était une femme portant un costume brun à fine rayure, un chapeau melon, et avec un étui à guitare dans le dos.
« Il m’avait tellement donnée de son âme depuis si longtemps que ce qui en restait n’avait aucun intérêt Diable… aucun intérêt… »
La lumière du soleil coula sur la route comme la marée montante, effaçant dans un même élan le Diable et le Blues.
***
Solomon et Lily Rose prirent la fuite tous les deux et ne revinrent plus jamais dans le sud. Ils vécurent ensemble quelques années jusqu’à ce que la jeune femme meurt de maladie. Solomon reprit alors la route et ne cessa jamais d’errer, avec pour seule compagne sa guitare qu’il avait nommé Lily Rose. On raconte que l’âme de la jeune femme habite l’instrument, et que c’est sa voix aux accents irlandais qui caressent l’âme comme une douce pluie d’accords mineurs qu’on pouvait entendre lorsqu’il jouait des airs d’antan. Partout où il passait, Solomon disait qu’il voulait chanter pour les coeurs tristes, au service de son maître, le Blues.
Le musicien devint une figure emblématique, et son histoire se racontait comme les légendes d’autrefois.
Il enregistra un seul et unique album constitué de 6 titres qui sont considéré chacun encore aujourd’hui comme des piliers de la musique : « The Devil and Mister Blues »
Après cela, nul ne sût ce qu’il advint de Solomon Duke.