La Réponse
Pour Sofia, la nuit était le seul moment où elle pouvait travailler convenablement. La journée était trop pleine de bruit, d’agitation et de lumière, et elle ne supportait plus ces stimulus qui troublaient sa concentration. Depuis 8 ans qu’elle avait commencé ce projet, elle était devenue un oiseau de nuit. Ce n’était pas un choix, mais une nécessité, et l’enjeu valait le sacrifice.
Experte en mathématique appliqué à l’astrophysique, Sofia avait consacré ses recherches aux théories unificatrices et plus particulièrement aux constantes cosmogoniques. C’est pour cela qu’elle restait nuit après nuit au laboratoire de l’université, lançant des opérations sur les gigantesques calculateurs soutenus par des clusters virtuels, espérant enfin obtenir la réponse à ses recherches.
La quête de Sofa l’avait coupé du monde. Elle ne sortait jamais, voyait peu ses amis ou sa famille, mais surtout, ne trouvait de l’intérêt à plus rien d’autre dans sa vie. Tout pour elle tournait autour de ses recherches, et chaque conversation avec elle finissait immanquablement sur ce sujet.
Ceux qui avaient connu Sofia avant ne comprenaient pas comment elle avait pu changer ainsi. Elle, de son côté, se moquait de ce que pensaient les gens, trop consciente de l’importance de ce qu’elle faisait pour se soucier dès qu’en dira-t-on.
L’indicateur de progression de la matrice de calcul glissait de manière monotone sur l’écran, indiquant à chaque fois que l’algorithme n’était pas valide via un simple message « Alg Err ». Ce message, Sofia ne cessait de le voir nuit après nuit, mais aussi dans son sommeil. C’était le symbole de son obsession, son Everest, et inlassablement elle s’acharnait à le défier. Lorsqu’une série de calcul était fini, Sofia réajustait la matrice et relançait la machine, avec toujours la même certitude que cette fois, elle allait trouver la réponse.
Depuis quelques semaines déjà, elle sentait qu’elle touchait au but, les simulations ayant un pourcentage de validité de presque 80%. Mais il fallait rester lucide : a moins d’avoir l’algorithme parfait, les statistiques de la matrice ne valaient pas grand-chose.
Comme à son habitude, après avoir lancé une nouvelle série d’opération, Sofia quitta quelques instant le labo pour aller se chercher un café. Elle aurait pu s’acheter une cafetière depuis le temps, mais il lui semblait important de garder un semblant d’activité physique, et marcher du labo à la machine à café se trouvant dans l’espace détente était toujours ça de prit. Mais ce soir, quelqu’un troubla sa solitude : un homme de ménage en bleu de travail était assis sur une des banquettes et buvait un café, le regard perdu dans le vide.
Lorsqu’il aperçut Sofia, il inclina la tête en marmonnant un « b’soir m’dame » auquel la scientifique répondit sur le même ton avant de prendre une boisson à la machine. Elle ne put s’empêcher de dévisager l’homme de ménage : il devait facilement avoir la cinquantaine, les cheveux grisonnant et le regard fatigué de quelqu’un qui cumule les petits boulots pour s’en sortir. Sa barbe de 3 jours craquait sous ses doigts lorsqu’il se passait la main sur le visage, comme s’il essayait de se donner un peu d’entrain. Sa peau brunâtre et ses traits taillé à la serpe laissait penser à Sofia qu’il devait être cubain, ou quelque chose dans le genre.
Se sentant observé, l’homme fixa la scientifique qui aussitôt se retourna tout en avalant une gorgé de café l’air de rien.
« Vous aussi vous bossez souvent tard ? » demanda l’homme de ménage pour faire la conversation.
Sofia hésitait à répondre. Parler c’était perdre du temps, et elle doutait qu’un homme de ménage puisse trouver un quelconque intérêt à ses travaux…
« Vous faites quoi ici ? » demanda-t-il l’air sincèrement intéressé.
Cette fois Sofia ne pouvait plus faire la sourde oreille :
« Je suis chercheuse en mathématique appliqué, et j’étudie notamment les statistiques et le principe de Pareto…
– Pareto ? c’est quelqu’un de chez moi ! » répondit-il amusé en forçant sur son léger accent hispanique. « Et ça consiste en quoi ?
– Oh… c’est assez compliqué…
– Vous pensez que je ne peux pas comprendre ?
– Je n’ai jamais dit ça ! » répondit Sofia sur la défensive. « C’est juste que… en général les gens ont du mal à comprendre l’objet de mes recherches…
– Je suis sûr que vous expliquez très bien.
– Disons que… c’est le principe qui veut que 80% des effets sont le résultat de 20% des causes.
– Houla… vous aviez raison, c’est bizarre ! »
Sofia était mal à l’aise. Parler aux gens et ne pas être comprise était sans doute ce qu’elle supportait le moins dans les sacrifices qu’imposaient ses recherches.
« Je suis désolé… c’est une discipline qui demande un certain état d’esprit et…
– Non, ne vous excusez pas pour moi… c’est pas votre faute si je suis bête »
L’homme de ménage n’était ni sarcastique, ni agressif. Il était simplement conscient de ne pas avoir les facultés nécessaires pour appréhender ce que Sofia lui disait. Mais ce qui étonna la scientifique, c’était que cela ne semblait lui causer aucun problème. Elle qui craignait toujours de vexer son auditoire était là face à quelqu’un de totalement hermétique à ce genre de considération.
Il termina son café d’une traite et jeta le gobelet dans la poubelle situé à bonne distance avec la précision d’un joueur de basket. Il salua Sofia comme lorsqu’elle était entrée, et se dirigea vers la porte. Cette dernière eut alors une pulsion soudaine :
« Attendez… c’est quoi votre nom ?
– Carlo madame,
– Moi c’est Sofia. Ecoutez Carlo, je crois qu’en fait si vous n’avez pas compris c’est parce que j’explique mal. En fait ce que j’étudie c’est la récurrence des choses. Qu’est ce qui fait qu’une chose arrive souvent et pas une autre…
– Oh je vois ! » dit Carlo en levant l’index « C’est comme ceux qui calculent les chances de voir leurs numéros sortir au loto ?
– Y’a de ça » dit Sofia en souriant « En fait ce principe date de la fin du 19eme siècle, et était appliqué à la répartition des richesses. Mais on à vite réalise qu’il s’appliquait à absolument tout. Par exemple en linguistique, plus un mot à de lettre, moins il est présent dans le langage, et ce dans une proportion parfaitement claire.
– Pour toutes les langues ?
– Sans exception
– Ça veut dire que quand je parle espagnol ou bien anglais, ce que je dis le plus ce sont de petits mots ?
– Toujours. Ça veut dire aussi que les objets les plus simples sont les plus présent, que plus une molécule est complexe et moins elle est fréquente… il y’a comme une répartition harmonique dans tout l’univers ! »
Carlo semblait passionné par l’explication de Sofia.
« Mais si ce principe est connu, que cherchez-vous exactement ? » demanda l’homme de ménage.
– Je cherche l’algo… la formule mathématique qui permettra précisément de comprendre le « dosage » de l’univers. Avec cette formule, on pourra construire n’importe quoi, appréhender n’importe quel problème ! Cette formule c’est la recette primitive de tout ce qui existe ! »
L’exaltation de Sofia impressionna Carlo qui la regardait avec un grand respect.
« Madame c’est extraordinaire ! Je comprends que vous soyez aussi accrochée à vos recherches. Quand je pense que moi je ne suis qu’un petit balayeur et que je côtoie une personne aussi intelligente que vous… »
Sofia eut le cœur serrer par cette remarque.
« Pourquoi dites-vous ça ?
– Moi tout ce que je fais, c’est laver par terre, changer le papier toilette… y’a 200 imbécile dehors qui peuvent faire ça, même plus ! mais vous ce que vous faites… c’est unique ! Vous devez êtes vraiment fière ! »
La scientifique remarqua alors que Carlo portait une fine croix en argent autour du cou
« Vous êtes croyant ? » demanda-t-elle du bout des lèvres
En guise de réponse, Carlo attrapa sa croix et l’embrassa
« A votre avis ?» ajouta-t-il malicieusement.
– Vous croyez en Dieu mais vous trouvez ce que je fais intéressant ?
– Je ne vois en quoi ça serait un problème madame : ce que vous trouvez c’est simplement la manière dont le Seigneur à fait le monde…
– Si mes recherches aboutissent alors ça voudra dire qu’il n’y a pas de Dieu ! »
Sofia était-elle même surprise de la virulence de sa réponse. Elle eut soudain le souvenir des conversations qu’elle avait avec son père, et combien il prenait ombrage des croyances de sa fille. Il ne pouvait admettre d’avoir élevé une païenne en son foyer.
Carlo restait pensif, toujours serein, et prit un instant pour réfléchir à la remarque de Sofia avant de répondre :
« Si vous trouver ce qui à créer l’univers, alors par définition c’est Dieu
– Carlo, je vous parle de réalité mathématique et fondamentale ! Pas de vieux barbu dans le ciel qui nous observe ! »
Pour la première fois, Carlo sembla affecté
« Madame vous savez… je ne suis pas naïf. Je me doute bien que le Seigneur n’est pas comme sur les vitraux des églises. Je n’ai pas la prétention de comprendre sa nature et je sais que les Hommes parlent beaucoup en son nom… mais ça n’empêche que votre théorie ne vaut pas mieux que ce en quoi je crois… »
L’homme de ménage quitta la pièce, laissant Sofia seule avec ces certitudes.
***
Tandis qu’elle retournait vers son labo, Sofia repensa à la conversation qu’elle venait d’avoir avec Carlo. Finalement avait-il tort de croire que « Dieu » était l’instigateur des règles qui forment la réalité ? Ou bien était-ce elle qui avait tort de croire que le monde était un objet rationnel, mesurable et calculable ?
Le trouble resta dans son esprit une bonne heure encore avant que le flot monotone de son travail ne le chasse. Ce soir encore, les messages défilaient inlassablement, indiquant que l’algorithme n’était toujours pas bien calibré.
Et cela arriva.
La réponse venait enfin de tomber. Net, précise et valide. Le calculateur avait enfin réussi à parfaitement définir la formule mathématique dérivé du principe de Pareto.
En bonne scientifique, Sofia procéda à des tests complémentaires et incluant quelques variations afin de s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un coup de chance. A chaque fois le résultat était toujours net, précis et valide.
Alors c’était ça. La réponse absolue à toutes les questions possibles.
Le vertigineux frisson métaphysique qui la traversa souleva le cœur de Sofia qui manqua de vomir. Ce qu’elle détenait était tout autant une boite de Pandore qu’un saint Graal. La source de nombreux maux ou d’immense bienfait…
Sentant ses jambes trembler, elle prit place sur la siège à roulette qui jouxtait son bureau et essaya de reprendre son souffle. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle réalisa qu’elle avait quasiment cesser de respirer pendant un instant…
L’adrénaline commença à augmenter dans son corps, poussé par la chute spectaculaire de la tension qu’elle subissait en contrecoup. C’était si soudain, si violent… il n’y avait pas eu de signe avant-coureur, pas de compte à rebours, rien. En un instant totalement banal, elle était passé de chercheuse en quête de vérité à un Prométhée des temps moderne détenant les secrets de l’univers.
Sofia c’était souvent demandé ce qu’elle ferait avec un tel savoir. Fallait-il vendre sa découverte ? la garder secrète et l’exploiter pour faire fortune ? En faire don à la science pour le bien de tous ? La scientifique réalisa tout ce temps qu’a force d’obstination à chercher, elle en avait fini par perdre de vu ce qu’elle pourrait bien faire du résultat.
Une autre réalité titilla Sofia : sa petite vie bien rangée venait de voler en éclat. Fini la monotonie apaisante du labo, fini les soirées interminables devant la matrice de calcul. Maintenant il allait falloir exploiter le résultat, croiser des données avec d’autres équipes de recherche, ou bien vendre le tout et finir ses vieux jours sur la côte dans une belle villa…
… non elle ne pouvait pas faire cela. Sofia n’était pas vénale : elle avait la passion de son domaine d’expertise et voulait y contribuer… mais ne venait-elle pas de tuer tout intérêt pour quel que discipline que ce soit ?
Son algorithme, pour peu qu’on y ajoute assez de puissance de calcul, pouvait donner toutes les réponses à toutes les recherches possibles et imaginable. Pire encore, il pouvait aider à optimiser les outils de simulation et les machines qui les faisaient tourner.
Devant son écran, réalisant que désormais l’humanité avait toutes les réponses qu’elle pouvait souhaiter, Sofia se mit à pleurer.